jeudi 27 janvier 2011

Paupières

Le dîner est passé depuis longtemps, la télé éteinte depuis la fin du journal, le quart de somnifère dans son godet en plastique attend sur la tablette. Mais je tournais encore les pages du livre, fascinée par une histoire de paupières et de violon qui me semblait familière, quand m’est venue une sensation physique de pure douceur. Une fraction de seconde avant d’en reconnaître l’origine, les larmes ont envahi mes yeux.

Un nouveau-né à mon sein me regarde de toute son âme. Ses prunelles sont des abîmes. Tout mon corps revivifié est habité de la sensation de ses lèvres. Un fluide passe de moi à elle dans un violent picotement des seins. Plénitude. Je suis jeune à nouveau, encore ronde du souvenir de la grossesse. Ô ma fille, mon amour, que tu es loin aujourd’hui ! Je comprends que j’ai déjà lu cette nouvelle, et que dans la force de son étrangeté elle a emprisonné une fraction de ma mémoire. Ainsi l’instant de sa première lecture m’est tout entier restitué dans ses moindres détails. Éperdue de gratitude, j’ose à peine effleurer les mille sensations qui m’assaillent, de peur de les briser : la chaleur du minuscule corps contre moi, le poids des draps, les bruits de la cour, les contours de la chambre oubliée. Le geste peu naturel par lequel je tiens le livre au-dessus de sa petite tête. Le murmure de la radio.
Quelle étrange chose qu’un bébé si petit ! Je voudrais me pencher pour embrasser son front, mais je n’ose pas. Ses cheveux si fins tremblent sous mon souffle. La fontanelle bat, là, sous la peau, infiniment vulnérable et vivante. Mon cœur se serre d’un amour si violent que j’ai peur de lui faire du mal. Je retiens ma respiration.
Je voudrais me dissoudre dans cette seconde.
Mais il me semble entendre un bruit à côté… Dans un élan j’appelle, je veux voir mon homme, oh il est sûrement si près ! Toucher sa peau !
J’étends la main dans le vide… et dans l’infime courant d’air mon souvenir effarouché s’effiloche en un clin d’œil. Il ne me reste que la désespérante sensation d’avoir cassé un jouet magique.

La nouvelle bée entre mes mains comme une pochette surprise vide, sous l’abat-jour fatigué. C’est fini. J’ai beau la relire avec passion, elle a perdu son pouvoir.
Alors je ferme les yeux, infiniment vieille.

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