jeudi 27 janvier 2011

Paresse

 
Une cavalcade et une chute. Le bruit dans la cage d’escalier lui parvient étouffé par l’épaisseur des murs. Dans sa torpeur, elle tend l’oreille, avide de se perdre dans la rumeur des autres. Il lui semble bien que ne sont pas des rires… Des éclats de voix, peut-être des cris. Et si c’était un meurtre ? s’amuse-t-elle. Quelqu’un qu’on égorge.
Elle s’étire sur le canapé. Le voisinage est plus calme que ça d’habitude. Il faudrait peut-être qu’elle aille jeter un œil. Il ne doit pas y avoir grand monde dans l’immeuble ce soir. Ça lui rappelle qu’elle avait dit qu’elle irait peut-être dîner chez Marc. Le pauvre, il s’est tout ému quand il a su qu’elle était seule pour Noël. Ça devait être ça le téléphone tout à l’heure… Mais la pendule indique déjà dix heures, c’est trop tard de toute façon. Et puis il faudrait s’habiller, sourire… Elle grimace. Le bruit dans l’escalier ne s’arrange pas. La pensée la traverse un instant qu’elle devrait appeler la police. Elle baille à se décrocher la mâchoire. S’imagine devant un inspecteur à l’air martial « Oh, je suis nouvelle dans l’immeuble. Et puis j’ai très mauvaise mémoire. Mais je dirais, oui, deux hommes qui se battaient, une voix de basse et une autre. Pas d’accent, non… ». On pourrait faire un roman sur les récits de témoins, les points de vue différents… Mouais, déjà fait. L’idée s’efface sans laisser de trace. A la place elle se demande si avec Marc… Oui, certainement. Un jour, il faudra bien que ça se fasse. Elle se gratte le pied, constate que le vernis de ses ongles s’écaille. Il faudrait s’en occuper.
Mais tout de même ces cris… peut-être une scène de famille. Elle imagine - facile - deux frères qui finissent toujours par s’écharper au réveillon, mis dehors par le reste de la famille exaspérée. Distraitement, elle souhaite qu’ils vident leur querelle pour de bon…
Elle n’est pas triste. Pendant que quelque chose frappe violemment contre le mur elle se félicite d’avoir appelé sa mère dans l’après-midi. A cette heure-là, c’était sûr qu’elle serait occupée à faire ses courses. Elle a pu laisser un message de bon aloi sur son répondeur et s’épargner les jérémiades annuelles. Quand elle a appelé elle croyait encore de bonne foi qu’elle profiterait du calme de la soirée pour écrire.
Le téléphone, tout à l’heure, c’était peut-être sa mère, aussi. Elle pourra toujours dire qu’elle n’était pas là.
Le vacarme a cessé. Elle peut remettre le son de la télévision, se caler un peu mieux dans le coin. La messe lui a toujours porté sur le système mais c’est quand même mieux que les programmes festifs de circonstance. Alors elle reste là, marmonnant malgré elle quelques réponds dénués de sens. Je m’y mettrai tout à l’heure.
Elle se lève enfin, délogée par un besoin pressant. Presque sans faire exprès, elle s’arrête devant la porte, jette un œil par le judas : ce serait dommage de laisser quelqu’un mourir là, tout de même. Heureusement, il n’y a plus personne dans le hall déformé par la lentille. Elle aurait détesté devoir s’investir. Au passage elle avise sur le guéridon le courrier pas ouvert des derniers jours. Emporte aux toilettes un paquet rectangulaire que quelqu’un lui a envoyé.
C’est un livre.
Elle jette l’emballage, s’assoit sur la cuvette et c’est là qu’elle lit ceci :
Ici ou là
Rester en soi-même
Enfermé dans le même
                      En soi-même fermé
Idole pourrie

Et plus bas elle lit :
J’ignore le dénouement
De ceci, que j’écris
                      Je cherche entre les lignes
Mon image est la lampe
                                      Allumée
Au milieu de la nuit

Alors elle se plie en deux de jalousie. Alors elle crache sur sa réticence et se dit c’est moi. C’est moi qui devrais être là sous la lampe à écrire. Au lieu de rien. Je hais la paresse.

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