mercredi 26 janvier 2011

Hall




 Je traverse le hall ce matin parmi beaucoup d’autres qui passent là, habitués ou occasionnels : ils sont malades ou pas, vivent là, rêvent d’en partir,  meurent là, travaillent là.
Ceux qui passent et regardent à peine où ils vont foncent tout droit sur des traces invisibles. Chaque enjambée semble faire partie d’une trajectoire calibrée au mieux.
Ceux qui cherchent, au contraire,  marchent à petits pas et n’osent pas dire qu’ils n’ont pas compris l’explication géographique lancée au vol par une blouse blanche tout de suite disparue. Il y a ceux qui ont déjà le scandale à fleur de bouche, à peine franchi la porte tournante en verre qui s’ouvre sur le hall. Il y a ceux dont l’air dégagé dit « Ne vous méprenez pas, je ne suis pas malade. » Il y a ceux qui vont très bien mais en doutent immédiatement à la vue des premiers stéthoscopes.
Il y a ceux que les agents de sécurité rattrapent une fois, deux fois, dix fois sur le chemin de la sortie, ivres, déments, perdus ; ceux qu’un étudiant ou une aide-soignante accompagne patiemment pour un examen, et qui trottinent dans leur chemise de nuit, les fesses à l’air. Ceux qui viennent ici fumer en cachette, avec leurs chaussons et leur perfusion. Il y a ceux qui n’ont pas dormi la nuit précédente et viennent prendre le petit déjeuner. Ceux dont l’air fier et la tête haute dit bien fort qu’ils sont chez eux.
Ceux qui sont assis regardent passer ceux qui vont. On joue au jeu des portraits.
Il y a ceux qui sont là et ne regardent personne. Parfois ils sont plusieurs, attablés ensemble, boivent un café au goût de poussière sans se parler. Il y a des larmes qui se croisent sans se voir, larmes de deuil, de douleur, de fatigue.
Il y a des nuées de gens en blanc, beaucoup de femmes, ça jacasse, ça rit fort, ça ragote. Il y a ceux qui se sont rencontrés à la cafétéria : ils se racontent leurs soucis, comparent leurs malheurs, se rassurent en pensant aux horribles choses qui arrivent aux autres. Il y a les vieilles dames du salon de coiffure et ceux qui, discrètement, viennent acheter une perruque.
Il y a aussi des gens en civil qui se dirigent vers la sortie. Ceux là qui s’en vont sont plus difficiles à distinguer les uns des autres. Tous les visages qui quittent l’hôpital le matin ont les traits tendus, l’œil battu. Tous se confondent dans le même masque de fatigue de ceux qui ont vu des choses qu’ils auraient préféré ne pas voir. Petits et gros soucis se mélangent dans le va et vient des silhouettes anonymes.

Je connais bien ce hall. Aujourd’hui, pourtant, c’est différent. Je suis de celles que l’on regarde. Je ne m’en occupe pas. Ces réflexions que vous entendez, je me les fais sans y penser à chaque passage par ici, c’est presque automatique.
Non, aujourd’hui c’est différent.
Je m’applique à faire tourner les roues de cette petite voiture qu’on m’a prêtée, du même mouvement des deux mains, c’est important, sinon, on tourne. Inéluctablement c’est vers le mur que je me dirige et si je n’étais pas si concentrée, cela me ferait rire cette image du fauteuil roulant qui bute inlassablement contre le même obstacle, comme un petit personnage de jeux vidéo. Au dernier moment, un grand coup à gauche, je rétablis ma trajectoire, mon sac s’échappe de mes genoux, j’ai du mal à le rattraper, je me contorsionne, je me rétablis, rien n’a glissé. Tout va bien. Des gens passent autour de moi sans se douter peut être de l’étrange jeu auquel je me livre. Il y a une porte à passer, vous voyez. J’ai l’impression de jouer au croquet, et je me concentre,  j’ajuste mon coup ; passe devant moi un troupeau de médecins. Ils sont déjà loin. Allez, j’y vais.

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