mercredi 26 janvier 2011

Nouvelle année


Des cris fusent de la rue, des fenêtres alentours. Etouffés par les arbres, ils parviennent lentement à mes oreilles, atténués, irréels. Si ma famille fête la nouvelle année sans moi, ce soir, c’est parce que je travaille. J’arpente consciencieusement  les allées ; le faisceau nu de ma lampe fouille les recoins du parc. La plupart du temps, je ne trouve rien. Parfois un malheureux en quête d’un abri ;  des amoureux qui ont cru avoir une idée romantique et qui sont morts de trouille. Je n’ai jamais vraiment le cœur de les mettre dehors. Alors, les vagabonds, je fais semblant de ne pas les voir. C’est étonnant, d’ailleurs, on en rencontre assez peu. Peut être qu’ils n’osent pas venir ici. Je ne peux pas croire qu’ils aient vraiment peur de quelqu’un comme moi, avec ma lampe torche.
Les jeunes, je les raccompagne à la sortie d’un air faussement fâché parce que je sais qu’au fond ils n’ont qu’une envie : se retrouver ensemble dans un lit douillet et se raconter jusqu’à l’aube les instants délicieux et terrifiants qu’ils ont vécus au cœur du jardin endormi. Mais ça c’est surtout en été. L’hiver, il faut vraiment être perdu pour rester là.
J’aperçois une lumière qui bouge là-bas : « bonne année ! «  « toi aussi, bonne année mon pote… » C’est Moussa. Comme il est le plus ancien, il choisit sa ronde : celle de la fontaine Médicis. Nous sommes plusieurs, la nuit, et chacun a son territoire. Moi, je ne dépasse pas les escaliers qui montent à l’est du grand bassin. Je vais le long de la grille jusqu’au terrain de boules, jamais au-delà des ruches. Je surveille les courts de tennis endormis, les tables de jeu, et  ma tournée se termine au bord du grand bassin. C’est le moment que je préfère. Il y a un troisième type qui s’occupe de la partie sud, vers le verger et les pelouses, mais c’est un intérimaire et je ne le connais pas. Et puis il y a ceux du Sénat, je les ai entendus tout à l’heure, je crois bien qu’un bouchon a sauté. Mais c’est pas pareil : eux sont à l’intérieur.
Moi, je ne m’éloigne jamais de ma ronde, même pour voir les collègues. Je ne parle pas trop, vous voyez. Je suis un peu sauvage. Il y a déjà tant de bruit à la maison… J’aime marcher dans le silence. Lentement, en rythme, mes semelles font crisser les gravillons. Je salue au passage quelques statues blafardes. Je souffle dans mes mains. Un instant, j’ai cru voir bouger dans les grands cubes de grillages qui rassemblent les vieilles feuilles. Mais ce n’est rien. Sûrement quelques souris. Les clameurs de la fête s’estompent encore à mesure que je descends les marches. Avec précautions, je sors de ma poche le paquet de Lisa.
Lisa est la femme de mon frère et elle n’est pas comme les autres. Dans l’atelier où elle travaille, elle range des choses dans des boîtes, ce qui lui procure un grand bonheur. Elle est douce. Elle ne comprend pas très bien la vie, les papiers, les factures, les avocats, les DRH, la sécurité sociale. Elle aime mon frère, se teindre les cheveux et les comédies musicales. Elle souffre de ne pas avoir de bébé. Elle adore surtout offrir des cadeaux bizarres. L’année dernière, elle a fait pour moi une écharpe que j’ai encore autour du coup. J’ai reprisé les trous. Elle me tient chaud. Mes enfants hurlent de rire quand ils me voient avec. Je n’aime pas qu’ils se moquent de Lisa, mais que voulez-vous y faire…
Ce paquet que je tiens à la main contient le talisman qui me fera passer une bonne année, jusqu’à Noël prochain, elle me l’a promis. Ce sont des disques effervescents à mettre dans le bain, enveloppés séparément comme autant d’énormes bonbons multicolores. Lisa est déjà venue à la maison, elle y a même dormi : elle a toutes les raisons de savoir que nous n’avons qu’une douche mais j’ai fusillé les enfants du regard et ils ont bien compris qu’il ne fallait pas le lui faire remarquer. Je l’ai remerciée et, comme toujours, il y avait des larmes de joie dans ses yeux.
Le rouleau empaqueté pèse lourd dans mes mains engourdies, il dégage une senteur mélangée, indéfinissable. Doigt après doigt, j’enlève mes gants, je les pose soigneusement sur le rebord du bassin. Accroupi dans le gravier, malhabile, je déballe un à un mes trésors,  j’en goûte l’odeur synthétique et je cherche : cèdre, vanille, menthe, thym ?
Très loin derrière moi, des pétards et des cris. La fête. Alors à ma façon, je tire mon propre feu d’artifice : je lance tous en même temps les faux cailloux dans le grand bassin, réveillant comme un seul homme un essaim de mouettes dormeuses qui s’envole dans un bruit de mer et de plumes, en criant. Peu à peu, ici et là, le bassin s’éveille et remue son vieux corps. Ça bouillonne, ça effervesce dans tous les coins, des odeurs absurdes se croisent sous mes narines, et je ris.

Les mouettes s’éloignent en un bloc noir sur le ciel sombre. Leur cri les précède. Elles vont à Boulogne, ou au Havre. Quelque part, dans la ville, quelqu’un se réveille, se croyant à la mer.

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