dimanche 4 décembre 2011

Le Noël de Virgile


L'enseigne la pharmacie se déforme à l’infini. L’une après l’autre, les diodes qui s’allument et s’éteignent semblent mimer la lente agonie d’un serpent prisonnier du labyrinthe. Les gouttes d’eau en suspension dans l’air compact difractent une lueur surnaturelle sur la rue mal réveillée. Virgile a beau se débattre intérieurement comme un diable, il reste englué dans ce vert pénétrant, dans le matin de décembre qui n’en finit pas de s'imbiber de pluie. Cela fait déjà un quart d’heure que Sarah l’a déposé là en lui souhaitant bonne chance. Allez, c'est le plus beau cadeau que tu puisses me faire ce soir, a-t-elle dit.
24 décembre
8 :10

Il devrait être monté depuis dix minutes mais la porte cochère est là qui le regarde. Si lourde. Il le sait d’avance, elle va grincer sur ses gonds puis claquer violemment dans son dos. C’est si pénible. Il ne supporte plus tout ça. Chaque poil de son dos se hérisse rien qu’à la pensée de cette offense de plus. Et il est tellement fatigué. Pourquoi est-ce si difficile pour lui ?
Virgile cherche désespérément quelque chose de réconfortant où poser son regard, quelque chose de doux… Laideur inextinguible de la ville. Des filles, affalées sur des plages de carton pâte, qui vendent des crèmes et des voyages de rêve. Des pères Noël malfaisants et vulgaires. Des gens morts qui courent acheter des cadeaux pour des gens qu’ils n’aiment plus.
Noir vert glauque de la pluie. Le cœur de Virgile bat à droite à gauche sans régularité, à la merci du moindre courant d’air.
Dans la vitrine de la pharmacie, une mère étreint son bébé, peau blanche contre peau blanche.
Virgile, lui, est nu, mélangé au monde. 

C’est trop tard. On ne le prendra plus maintenant.
Il s'accoude à la barrière, allume une cigarette et entreprend d’observer son premier échec de la journée.
 8 :17

Une toute petite femme encombrée d’un vélo grimpe sur le trottoir, le visage enfoui dans une écharpe de laine rouge. Clignant des yeux de myope derrière des lunettes pleines de buée, elle se tourne vers lui.
Passe un moment gênant où Virgile reste planté là jusqu’à ce qu’il comprenne qu’elle veut passer pour attacher son vélo à la rambarde. Il s’écarte précipitamment. La petite femme cadenasse l’engin puis fouille bruyamment dans ses poches. Sans cesser de sourire, elle en sort un papier écrit très gros qu’elle colle presque à son nez. Avec beaucoup de conviction, elle compose un code, se trompe, se trompe encore, rit toute seule.
-          Excusez moi, je vois très mal. Ils viennent de changer le code. C’est quel numéro, là s’il vous plaît ? 
-          … ouze, croasse Virgile d’une voix enrouée. Il n’a presque pas parlé ce matin.
-          Comment ? s’amuse-t-elle avec un petit geste en direction de son oreille, Déjà que je ne vois rien, si en plus je deviens sourde…
Virgile se racle la gorge, s’applique :
-          Douze. C’est le numéro douze.
-          Ah oui, c’est ça. Merci.
-          12 A 32… non, trente deux.
            Elle se trompe encore alors il finit par l’aider avec le code, penché au-dessus de son épaule il pousse pour elle la lourde porte tout en se demandant si ce n’est pas dangereux de faire du vélo la nuit dans Paris quand on voit si mal.
-          Merci, monsieur. Vous entrez ?
-          Euh, oui, je… je vais là aussi.
-          Ah ! d’accord !
Et le voilà, dans le même mouvement, qui la suit dans le hall. Et bien, pense Virgile, ce n’était pas si dur. Oui, il se sent prêt maintenant qu’il est là. 
La jolie petite apparition lui tient ouverte la porte de l'ascenseur. Mais pas question de montrer qui il va voir, ça non. Alors il bredouille que merci, il prendra les escaliers. La porte de l’ascenseur claque. Dans son dos la femme peste parce qu’elle a coincé son écharpe dans le battant. A son corps défendant, il pose le pied sur la première marche.

Dans l’ascenseur Mathilde enfourne à la va-vite sa grosse écharpe dans son sac. Elle enlève aussi son bonnet de laine. Elle est en sueur, en retard, elle a dû retourner chez elle chercher le papier avec le nouveau code. Heureusement que ce grand type l’a aidée. Quand elle est stressée elle y voit encore plus mal que d’habitude. Il faut vraiment qu’elle apprenne à ne pas se mettre dans des états pareils pour des trucs aussi bêtes. Elle respire un grand coup en fouillant dans son sac.

Ils arrivent en même temps au palier du deuxième étage, Virgile de son pas lourd, Mathilde brandissant ses clés. Il l’observe, incertain, pendant qu’elle déverrouille la porte. Puis elle se débarrasse de son manteau qu’elle accroche à une patère avant de tourner vers lui un regard interrogateur.
-          Oh ! réalise-t-elle avec un sursaut Vous devez être monsieur Chevran ? Je suis en retard, toutes mes excuses.
            Elle a au milieu du front une grosse trace rouge laissée par son bonnet, une pointe du col de son chemisier qui déborde de son pull, le sourire franc. Son trousseau de clés s'orne d'un sapin de Noël miniature. Sur la porte brille une plaque de laiton : 
Docteur Mathilde Caroli, psychiatre

-          Bonjour, répète-t-elle, la main tendue
-          Bonjour, docteur.