jeudi 27 janvier 2011

Colère





J’ai rabattu violemment l’écran de mon ordinateur. Je sais que je ne devrais pas faire ça, un jour, je vais le casser. Je tourne depuis des jours autour de ce texte qui m’échappe, j’écris des tartines sans intérêt… je m’épuise. Je n’y arrive pas. Alors quand elle vient comme ça, se pencher l’air de rien sur mon épaule en me parlant de tout autre chose, je n’y peux rien, ça me crispe. Et maintenant elle est dans la cuisine, vexée, et je vais devoir m’excuser. Ce petit jeu me fatigue d’avance. Je l’observe à travers la porte vitrée. Elle croit que je ne la vois pas avaler la fin du pot de rillettes, comme ça, sans pain. Je ricane. Elle et ses régimes… vous allez voir que dans une heure elle va me faire manger du poisson et des brocolis.
C’est quand même pas compliqué de comprendre que j’ai besoin d’intimité, de respect pour mon travail, non ? Bien sûr si c’était moins nul, ce serait de la coquetterie, mais là… Je vais chercher deux bières. Elle refuse et se sert ostensiblement un verre d’eau. Alors, juste comme ça, je lui demande s’il reste des rillettes. C’est à peine si je peux y croire, elle me répond qu’elle les a jetées. Périmées, soi-disant. Là, ça me scie. Parce qu’elle me sort ça avec une candeur parfaite, si transparente que je manque de la remercier pour m’avoir protégé d’affreux microbes… Cette façon de mentir ! Moi j’en suis incapable, je bafouille, je parle trop… Mais elle : la perfection. Ça me dérange, qu’elle mente si bien. Sur quoi d’autre ment-elle encore ? Je repose cette bière d’une main tremblante. Il y a trop de choses sur lesquelles elle pourrait mentir. Une vague de rage monte dans ma poitrine. Je ne dois pas penser à ça.
J’ai un besoin viscéral de bouger, après ces heures assises. Je commence à arpenter les pièces à grands pas. Elle, elle me suit, elle parle de sa journée. Pendant ce temps là, l’air de rien, elle ramasse quelques objets qui traînent, lance la machine à laver, aère la chambre. A peine un pincement du coin de sa bouche, mais tout son corps est reproche, je le sens. J’attaque : j’allais le faire, pourquoi tu me laisses pas ? Mais elle hausse les épaules. Elle dit c’est pas grave mais je ne lui fais plus confiance. Je me jette sur le canapé, les mains sous les fesses pour m’empêcher de lui arracher son stupide panier à linge. Elle n’a même pas enlevé sa veste, comme si elle me jetait au visage sa condition de femme active, qui en plus de devoir travailler pour payer mon oisiveté, est obligée de se coltiner les taches ménagères à son retour. Comme si c’était facile de rester toute la journée penché sur ce stupide ordinateur, à ne rien trouver d’intéressant à écrire. De voir tous les soirs l’horripilant masque sur son visage Alors ? Ça avance ? Je hais qu’elle me pose des questions, j’enrage quand elle ne m’en pose pas. Mon cœur bat trop vite. Je lui en veux à mort.
Ça m’apparaît d’un coup. Elle n’aime pas ce que j’écris. C’est sûr. Tout ce baratin sur le respect qu’elle a pour mon travail, tout ça c’était pour me convaincre de partir vivre ici et d’abandonner mon boulot. Pour qu’elle puisse avoir sa promotion de merde. J’en reviens pas. Je me lève en lançant un coup de pied à la table basse. Une chance qu’on n’aie pas de chien, je taperai bien dans un truc vivant - je ne peux pas retenir un petit rire grinçant. Elle le repère tout de suite et rien qu’à la vue de son sourire interrogateur je me sens bouillir. Je hais cette propension qu’elle a à éviter le conflit. Je veux me disputer, claquer des portes, et elle finit toujours par me voler cette possibilité. Ça me rend fou. Je rumine les horreurs que je lui dirai un jour, ponctuant chaque éclat d’un grognement. J’ai des fourmis dans les muscles.
Elle s’approche de moi, tend la main vers ma joue, mon recul est si violent que je me froisse quelque chose dans le cou. Ma main se portant au muscle douloureux a frappé la sienne au passage et elle me fixe avec des yeux exorbités. Larmoyant de douleur, je hurle « Connasse ! Menteuse ! Je te ferai plus jamais confiance ! Je sais que tu mens. Je sais que tu méprises ce que je fais ! Tu t’intéresse qu’à ta propre carrière. Tu m’as bien eu… Et d’ailleurs arrête de me regarder comme ça. Oui, je suis un écrivain raté, et grâce à toi chômeur, en plus. Je suis pas assez bien pour toi ? Et bien quitte moi. » La laideur de son visage décomposé attise ma fureur. Seul le souvenir de mon père me retient de lui coller une baffe. Je serre les mains dans mon dos « Tu sais pas ce dont je suis capable. Je pourrais te broyer, maintenant. Dégage ! Sors d’ici ! Laisse-moi ! »
J’ai quitté la maison avant de me rendre compte que c’était précisément ce que je lui demandais de faire. J’ai marché en haïssant les feuilles mortes. Ce qu’il y a, quand la rage monte, c’est que je crois toujours que ça va aller mieux, après. J’ai froid et il fait nuit. J’aperçois les lumières du supermarché, au loin. Sous la pluie qui m’accable, la colère goutte hors de moi comme une écume boueuse. Une seule chose me console : cette fois encore, j’ai réussi à ne pas lever la main sur elle.


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