mercredi 26 janvier 2011

Eurostar


Je n’aime personne autant que celui qui me l’a offert, et pourtant je hais les grands chiffres rouges de ce réveil. Je les hais en me lavant, en m’habillant, je les hais consciencieusement en rassemblant sans bruit mes affaires éparses. Goguenard, il marque quatre heures cinquante. Il est temps d’y aller, je sais. J’embrasse l’ombre endormie qui grogne un au revoir câlin, je m’attarde un instant dans sa chaleur. A la semaine prochaine, mon amour, à la semaine prochaine.
Il fait nuit humide et profonde encore quand le taxi qui m’attendait en bas démarre. Le turban du chauffeur me protège par intermittence des lumières qui défilent. Quelques âmes perdues vont quelque part, dans les rues de solitude. Avec leurs airs uniformément flous, impossible de savoir si ceux-là rentrent ou partent. Je ne le sais pas moi-même.
Arrivent pêle-mêle pour occuper mon esprit la journée qui m’attend, le week-end qui s’achève, ce qu’il m’a dit hier, tout doucement, au creux de l’oreille… Je me laisse bercer. Un instant, je me demande si mon billet, mon portefeuille... Bof, ils y sont sûrement, et puis de toute façon il est trop tard pour revenir. Je ne tends même pas la main vers mon sac pour vérifier. En vérité ça m’est égal, tout ça. Entre deux vies, j’accepte Londres, noire et poussiéreuse, qui défile comme un au revoir. Je connais si bien ce trajet qui balise chaque départ, au petit matin… et le sikh qui conduit le taxi, et le montant de la  course, et le café trop bouillant sur le quai. Je fais tout ça comme un automate, entourée de fantômes tout aussi invisibles. Cinq heures vingt. Le grand train scintille bêtement, encore inutile dans son immobilité.
Une main tapote  mon épaule, « Bonjour… » sourire interrogateur, dubitatif, l’air de dire, est ce bien toi ? Il a des cernes et les cheveux encore mouillés, une odeur de savon comme un enfant, un sac en cuir et une housse de costume en bandoulière. Ça fait des années que nous ne nous sommes pas vus. Il sourit, me parle de son amie, ici à Londres, de leurs allers et retours incessants. Entre deux bâillements, nous rions de nos similitudes.
L’attirail du voyageur solitaire - Ipod, ordinateur portable et boules Quies - reste au chaud de nos sacs, nous avons investi confrtablement la voiture bar, calés dans un coin ; café, thé, gâteaux. Je lui raconte dans quel imbroglio géographique je me trouve, mais il me supplante nettement : son amie est japonaise, une très longue histoire. Il ne savait pas que j’avais arrêté le droit, s’extasie de mon parcours sans vraiment rien y comprendre. Il parle de sa jeune carrière,  tresse une histoire trop bien menée, comme quelqu’un qui l’a peaufinée, travaillée jusqu’à ce qu’elle luise. Son empressement à parler d’argent me renfrogne un peu. Mais il est si heureux du hasard de cette rencontre ! Il s’exclame à tout bout de champ que nous avons tellement de choses à nous raconter…
Inévitablement nous en venons à nous pencher sur le passé. Un passé pas assez loin pour en concevoir encore une vraie nostalgie, non, mais déjà un peu embrumé dans les souvenirs. Nous n’avons pas retenu les mêmes choses. En fait, nous nous racontons l’un l’autre des petits événements oubliés, tombons parfois d’accord, attendris pour un moment. Nous échangeons des nouvelles sans y penser, pendant que chacun en silence revit ses déboires intimes de l’époque.
A-t-il été question, à un moment, de quelque chose entre nous ? C’est confus. Peut être très brièvement, à l’anniversaire de M ? Il m’en reste comme une impression lointaine. Une odeur de propre vaguement proche. Ou pas. Peut être juste l’adolescence et sa faim flottante, sans objet. Pas grand-chose en tout cas.
Je surprends mon reflet sur la vitre. Instinctivement, je me redresse un peu. Nous déclarons ensemble la joie d’être enfin heureux en amour, adultes, en confiance, et prêts à tout pour le rester. Pendant le silence qui suit cette triomphante affirmation, il touille consciencieusement dans son deuxième café les tonnes de sucre qu’il y a versés. Il reste  quelque chose d’un petit garçon dans sa façon de faire la grimace après chaque gorgée. Il a toujours eu un air net, frais ; un visage ouvert. Simple. Un type à qui on avait envie de faire confiance. De toute évidence, il est devenu un mec bien, cultivé, drôle, indépendant.
A l’approche de Paris, des silences, on se sourit.
Quand toute la rame freine et grince au son des annonces qui se succèdent, il me jette un regard ironique, ouvert sur un monde de possibles « Personne ne nous attend ici, hein ? »
Ça dure un instant, encore un coup d’œil, puis, dans la presse des voyageurs autour de nous, que pourrions nous faire d'autre ? Nous reprenons nos mouvements, il enfile sa veste, rassemble ses affaires ; moi, talons, mascara, un coup de brosse rapide, et nous voilà déjà sur le quai, étrangers encombrés de leurs sacs sur les pieds. Je reçois un texto de mon amoureux qui me fait sourire. Il se détourne un instant pour rallumer son téléphone, consulte des messages, rappelle quelqu’un. Je vérifie l’horloge, décide d’attraper un taxi au plus au vite : un au revoir esquissé d’un silencieux baiser dans le vide, et je m’élance déjà. Derrière moi, le téléphone à l’oreille, j’imagine qu’il articule « à bientôt ».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire