mardi 31 mai 2011

Lait noir, Eli Shafak


     Ce livre là est plus léger, parfois franchement drôle.
     Eli Shafak est une intellectuelle turque, vivante, féministe et libérée, que le démon de la maternité rattrape sans prévenir. Et la voilà soudain prisonnière des interminables débats qui opposent violemment miss Ego Ambition, Maman Gâteau, miss Cynique Intello, Dame Derviche, etc.
     Ces minuscules bonnes femmes au caractère bien trempé apparaissent à l’envie dans son quotidien, se juchant, qui sur son épaule, qui dans la poche de son blouson, et s’écharpent autour de ce thème : faire ou ne pas faire un enfant. Cela passera par des crêpages de chignons mémorables, des grèves, un putsch, un voyage aux Etats Unis, un mariage, une naissance et une dépression du post partum.
     En marge de ces amusantes et très vraisemblables péripéties, Eli Shafak se réclame de la même démarche intellectuelle que celui de Nancy Huston mais je dois dire qu’elle n’y parvient pas avec la même finesse. On trouvera les éléments les plus intéressants de sa réflexion sur les intellectuelles turques et les paradoxes propres aux femmes de ce pays laïc et musulman, européen et asiatique, profondément empreint de contradictions.
     En tout cas, l’éternel questionnement des femmes qui créent sur leur propre légitimité traverse les frontières…
     On rit, ça déculpabilise, c’est malin. En bref, ça ne peut pas faire de mal.

Journal de la création, Nancy Huston

     Nancy Huston est une femme, vivante. Née au Canada, elle vit à Paris et écrit en français.
     Nancy Huston, c’est l’étonnant équilibre entre une écriture qui met tout le monde d’accord et des qualités intellectuelles et humaines rares. 
     J’ai mis du temps à me pencher sur ses livres, rebutée (snobisme mal placé) par l’abondance de publicités dans le métro et de ses chroniques dans la presse, mais une fois que j’y suis allée j’ai découvert une finesse et une intelligence unique de la condition de femme écrivain, femme mère, femme intellectuelle.
     Le Journal de la Création est un essai/récit qui déroule en parallèle la deuxième grossesse de l’auteur narratrice, sa recherche sur les couples créateurs, et le récit presque parasite d’une étrange maladie neurologique qui l’a saisie dans l’intervalle entre ses deux enfants.
     Elle déroule avec violence les avancées et les frustrations intimes et publiques des femmes « en couple d’artistes » :
     Combat de Zelda contre à Francis Scott, longue route de Virginia cramponnée en toute frigidité à Leonard, ascension de Simone avec son alter ego Jean Paul, passion de George pour Alfred, conjugalité, maternité et souffrance de la création pour Sylvia, femme trompée, tant d’autres encore…
     Au présent, enceinte, la narratrice qui retrace ses allées et venues et la genèse de son travail jouit de cette liberté créatrice extrême de la gestation, de la béance qui éloigne bizarrement les peurs, fait ressortir les souvenirs et les mécanismes et réorganise l’inconscient. Elle ne craint pas de parler à son corps, de son corps.
     Ainsi rejaillit le souvenir de la lente paralysie froide  qui a envahit son corps deux ans auparavant. Elle décrit la bizarre dévitalisation et déféminisation (figidité), la presque mort engendrée cette fois par une pure souffrance de l’esprit.

     C’est une lecture fluide, accessible, portée par une érudition facile et la finesse de l’analyse, mais dont la vraie singularité réside dans un discours de femme non univoque, qui ne recule pas devant le corps, devant l’ambivalence, la souffrance ou les bonheurs simples.
Un vrai reflet de vie.

mardi 10 mai 2011

Création et procréation

Créer et procréer.
Deux activités parallèles qui partagent un vocabulaire « une œuvre en gestation, donner naissance, pondre ». J’emploie à dessein le mot parallèle - les parallèles ne se rencontrent jamais - car l’histoire de la conquête littéraire par les femmes est pavée des noms de celles qui ont choisi l’une contre l’autre. Virginia Woolf, Simone de Beauvoir. Sur l’autre versant sont celles qui ont réussi à écrire malgré les contraintes d’une vie domestique. Modes passagères des femmes de lettres, confort des classes aisées, enfants confiés à des nourrices… Tous les aménagements furent bons pour obtenir « une chambre à soi ».
Pour les femmes, en tout cas, et contrairement aux hommes, la question se pose systématiquement : femme de lettres, oui, mais alors, et les enfants ? Les clichés ont la vie dure.

© Anne Rotschild
Y aurait-il une littérature de femme ? Je me suis souvent posé la question. Alors, évasion silencieuse des éternelles mineures qui ne vivraient que par procuration ? Trésors de subtilité de l’hypothétique sensibilité féminine ? Ce serait faire injure à un Henry James… Qui sont-elles les femmes qui écrivent ? Comtesse de Ségur, madame de Lafayette ? De petites choses fragiles pleurant la chute d’une rose ou la mort d’un papillon, dans le papier de soie froissé d’une Emily Dickinson ? De vieilles Agatha Christie recluses, confites en imagination dans les turpitudes de l’âme humaine ? Mais pourtant, cette prose batailleuse, de Doris Lessing à Virginie Despentes ? Et que faire d’une Isabelle Eberhardt arpentant les déserts, déguisée en homme, et pourtant femme et amante sans frontière ? Je ne crois pas qu’on puisse trouver un autre point commun entre leurs œuvres que la bataille continuelle qu’elles ont dû mener pour écrire. Contre les hommes, contre les contingences, contre elles-mêmes.
Il me semble que la servitude première des femmes est la gestion de la vie matérielle dans sa quotidienneté. Il suffit d’entendre Toni Morisson raconter qu’elle a longtemps écrit entre cinq et sept heures le matin, avant le réveil de ses enfants. Il suffit de voir à quel point les carnets d’une Maria Tsaeteva sont imprégnés d’une nécessité animale, celle de nourrir les siens. Et à quel point cela aussi est littérature.
Voilà comment je retombe sur mes pieds. L’opposition entre l’esprit élevé des auteurs et la vie terre à terre des femmes n’a aucun sens. Voilà ce qui est moderne, pour moi : ne pas se sentir obligé de passer sous silence cette vie là. Il n’y a pas de sujet mineur. Assez de poésie et d’angoisse dans la vie de chacun de nous pour alimenter mille romans. Créer une maison, un foyer, un chemin pour sa vie, cela n’a rien de secondaire. Non seulement création et procréation ne sont pas antithétiques, mais l'une alimente l’autre, deux facettes d’une même vie. 
Mais surtout, dites moi : pourquoi encore ce besoin de me justifier ?

La grosse femme d’à côté est enceinte, Michel Tremblay

Dans La grosse femme d’à côté est enceinte, de Michel Tremblay, québécois contemporain, la grossesse est un fait social, un élément récurrent de la vie d’une communauté.
Il s’agit d’un quartier ouvrier de Montréal, en 1942, dont la vie suit la loi des grands nombres dans une explosion de personnages aux noms chantants et au vocabulaire truculent. Les enfants, la famille, les voisins, le chat et des vieilles femmes un peu fantômes ont la parole.
À 42 ans, la grosse femme dérange tout le monde à vouloir encore jouer à la mère.
C’est la grossesse d’avant la contraception et la pudeur sociale. Celle que les gars discutent au bistrot du coin en accusant Gabriel d’avoir mis sa femme enceinte pour échapper à la guerre.
Ce qui gène le quartier et les nombreux membres de la famille qui cohabitent à l’étroit dans une seule maison, c’est la sexualité conjugale affichée de la grosse femme, le plaisir manifeste qu’elle y prend, sa nonchalance, son franc parler, sa façon de se retirer du monde avec cette grossesse et son obésité redondante qui l’empêchent de se mouvoir.           
Malgré les contraintes sociales, l’argent, la morale sexuelle, l’embonpoint, la guerre, la grosse femme s’en fout, elle fait des enfants.
Péniblement, héroïquement, elle quitte le fond de son lit à la fin de la journée, pour une célébration du printemps et une réunion onirique sur le balcon avec les autres femmes enceintes du quartier, jeunesses dont elle pourrait bien être la mère. Ce qui les unit là, c’est cette fraternité étrange et secrète qui participe aussi du fait social de la grossesse.