jeudi 27 janvier 2011

Œufs durs


 
Il a changé. Je suis impressionnée par son aisance. Il n’avait pas ces manières un peu impérieuses avant. C’est étrange, un garçon si timide. J’espère qu’il n’a pas remarqué que mon collant est filé. Je le savais, putain. Il ne faut jamais sortir négligée. Ce costume, c’est au moins du cachemire… J’ai peut-être accepté son invitation trop vite. Il a dû se rendre compte que je frétillais d’envie devant ce lieu si sélect. Si ça se trouve il y mange tous les jours. Oh la la j’espère que je ne dénote pas trop. T’as vu cette fille ? La vache j’ai l’air d’un sac… Bon il faut que j’aie l’air de trouver tout ça normal. Pas question qu’il voie les œufs durs emballés dans mon sac. Par ce froid il va me prendre pour une pauvresse. Tu me diras. Il aurait pas tort…

Oh la la qu’elle est belle. C’est pas possible. Je vais jamais m’en sortir je fais que bafouiller. Quand je pense que je l’ai invitée à la Kantine. Quel plouc. Elle doit trouver que ça fait tellement m’as-tu vu. Qu’elle est belle. J’en tremble comme au collège. Elle pourrait s’en rendre compte. J’ai la nausée. Je dois être vert. Qu’est ce je donnerais pour l’embrasser.

Mon ventre gargouille, j’y crois pas ! Il va m’inviter à manger des crevettes à vingt-cinq euros et je gargouille comme si j’avais pas mangé depuis trois jours. En réalité je ne mange plus que des pâtes et des œufs. Alors la perspective d’un bon steak… Je salive tellement que je chuinte en parlant. Heureusement il a l’air très absorbé dans ses pensées et il n’écoute pas ce que je dis. De toute façon je suis en pilote automatique, je dis n’importe quoi.

Elle dit n’importe quoi et ça me fascine de l’écouter. Elle parle d’art et des expositions que je n’ai jamais le temps d’aller voir. Si je comprends bien elle peaufine toujours sa thèse. J’ai demandé si elle gagnait sa vie, elle m’a fixé comme si j’étais la dernière des brutes. Elle a dit bien sûr qu’est ce que tu crois. Elle rentre dans le restau sans un regard pour le lieu. Moi qui croyais l’impressionner. Qu’elle est belle… Merde elle vient de se retourner elle a dû voir mon air bovin. Je crois bien que j’avais la bouche ouverte.

Cette odeur d’œufs durs… Oh la honte ! J’ai l’impression que tout le monde la sent. J’en mange tellement que c’est peut-être moi qui sent comme ça en définitive. Je sais plus trop quand j’ai cuit ceux-là… J’éloigne mon sac le plus possible. Quelle humiliation, quand je pense à ce que j’aurais donné il y a quelques années pour être assise à déjeuner avec lui…

Quand nous nous asseyons je suis assailli par une odeur d’œuf pourri assez désagréable. J’hésite à demander à changer de table mais j’ai peur qu’elle me prenne pour un affreux. Je me sens de plus en plus mal. Je crois que je ne vais pas pouvoir avaler la moindre miette. Je refuse le menu et commande juste un verre. Elle fait une drôle de tête, ça doit être cette odeur d’œuf.

Catastrophe. Il ne prend rien à manger. Et mon estomac qui refuse de se taire. Dans la précipitation j’ai bafouillé que je prenais la même chose. Je vais quand même pas bâfrer toute seule. Mon ancien moi de seize ans m’insulte à l’intérieur. Une occasion pareille et tu ne penses qu’à bouffer ? Je bave tellement devant les plats qui arrivent pour la table d’à côté que j’en oublie de le regarder.

Je pourrais lui dire sur le ton de la plaisanterie, pour voir « Tu sais toutes ces années j’étais super amoureux de toi ». J’ouvre la bouche d’un air dégagé… Mais elle se tortille sur sa chaise, elle ne me regarde même pas. Elle doit trouver qu’on n’a plus rien à se dire. Je ne sais pas ce qui m’a pris de ressortir cette vieille histoire. Si c’est pour me prendre une veste…

T’es sûre que tu ne veux pas un truc à grignoter, c’est pas parce que je prends rien ? Ça y est, ça s’est vu, j’ai eu l’air suppliant

Moi ? Non, non, t’inquiètes. Hors de question qu’il sache que je meurs de faim. Ou que j’étais tellement amoureuse de lui. Hors de question. Avec son attaché case et sa montre à douze mille, là… J’aurais l’air de la fille désespérée.

Bon, ben… C’était sympa

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