mercredi 26 janvier 2011

Le tracteur




Sa mâchoire disparaît comme une pomme de terre flétrie dans les plis d’un menton en galoche, vide et animée de cet étrange mouvement latéral de ceux qui ruminent leurs dents perdues. Elle porte un imperméable grisâtre et une sorte de blouse de ménage boutonnée jusqu’au col d’un vieux rose indéfinissable. Je ne l’ai jamais vue attifée autrement. Je m’étonne de la voir attablée ainsi à un des cafés du carrefour, battant la mesure imaginaire d’un chausson négligent. Sa vieille charentaise balance au bout d’un mollet incertain. Sur son absence de cheville, les bas plissent et jaunissent depuis la nuit des temps.
Est-ce pour cela ? Je m’installe à mon tour, non loin d’elle. Quel âge peut-elle bien avoir ? Depuis quand cette déchéance, ce tremblement terrible de la main, celle qui tient la boîte d’allumettes, comme si elle agitait un briquet presque vide ? La main droite secoue inlassablement le petit rectangle de carton jaune, comme pour faire diversion quand toute son attention est en réalité tendue sur l’allumette qui brûle dans la main gauche, et parvient à allumer sans trembler un cigarillo tout sec. Exhalant la fumée avec un petit grognement, voilà qu’elle se fige devant l’ombre d’une tête qui se dessine sur sa table. Très lentement, elle en suit les contours de sa main qui ne tremble pas, et finit par pointer son cigare droit vers l’homme, sans lever la tête.

Sans autre forme de procès, celui-ci saisit le mauvais cigare, s’installe à côté d’elle, et prend le temps de quelques bouffées avant de se pencher vers elle pour l’embrasser sur la joue.
-          Ça va ?
-          Ça va.
C’est un type immense, masse de chair et de muscle à peine empâtée par les discrètes couches concentriques de différents alcools. Encore suffisamment jeune pour avoir l’air fort comme un bœuf, indestructible. La peau de son visage se tend sur des os deux fois plus larges que la normale, les rides se croisent avec une certaine noblesse autour des petits yeux. L’air de quelqu’un à qui on ne peut pas en conter. Il fait deux fois le volume de sa voisine. Le serveur qui avait jusque là ignoré notre figure locale s’empresse, sous l’emprise de cet étrange pouvoir qu’ont les gros bras sur les plus frêles, et deux verres de rouge apparaissent sur leur table bien avant mon café qui refroidit sur le comptoir.
J’entends mal ce qu’ils disent et je m’en veux d’abord de m’être installée si loin. Puis je m’en veux de les espionner avec si peu de scrupules. Peut-être que sur moi aussi agit l’autorité sans parole du géant aux yeux ridés. Je me résigne à ne pas les entendre et sors un journal en les observant du coin de l’œil, quand mon gigantesque voisin déclare d’une voix de basse qu’il fait trop froid ici, allons nous mettre au soleil. Voilà qu’ils s’installent à grand bruit à deux tables de la mienne, laissant sur leur passage un consciencieux désordre. – De toute évidence c’est un signe du destin : je me cache résolument derrière mon « Canard Enchaîné », incarnation vivante du parfait petit espion des manuels de l’enfance. Ne manquent plus que les trous pour les yeux.
Peine perdue, la conversation est anodine. Si tant est qu’on puisse considérer comme anodin le fait que l’impressionnant bonhomme soit apparemment le fils de notre vieille marginale. Il ressemble à Jean Reno. Prend des nouvelles des choses, émet quelques grognements désapprobateurs à l’occasion. Ça fait longtemps qu’ils ne se sont pas vus. Il réprime une grimace d’agacement, à l’occasion, mais surveille du coin de l’œil le serveur. L’air de dire, toi, tu fais le quart d’une remarque je te mange tout cru. Il n’a pas vraiment la tête d’un enfant de chœur, mais professe droit comme un i des principes aussi simples que : il faut que tu arrives à manger de la viande et est ce que tu as fait remettre l’électricité.
Et quand il aborde la question de l’argent, la vieille s’anime soudain, quittant le ton de petite fille en rébellion qu’elle a adopté depuis son entrée. Elle est fière, très fière parce qu’elle a réussi à vendre quelque chose. Elle en a tiré un bon prix et elle rit de joie. Méfiant, le fiston attend de voir en faisant craquer ses doigts. Qu’est ce qu’elle a vendu ? Est ce qu’elle a déjà reçu l’argent ? Je frétille sur place, flairant une histoire croustillante de trafic à la petite semaine.
Tu sais bien, dit-elle, triomphante, j’ai vendu ton tracteur !
Mon colosse se fige, un poing serré dans l’autre, une expression d’incompréhension sur le visage. Mon tracteur ? Sous la table, son pied se met à danser, de plus en plus vite. Mon tracteur ? Mais… qu’est ce qui t’a pris ? Une fêlure dans la voix du monstre casse le rythme et tout à coup, tout se met en place dans ma tête.
A côté de la boulangerie, il y ce rez-de-chaussée crasseux, une simple vitrine voilée par un rideau en crochet sinistre, à mi-hauteur. Les carreaux sont sales, on n’y voit jamais personne et il reste d’une ancienne vie quelques objets derrière la vitre, dérisoires miettes de quotidien, accrochant le regard du passant comme une main tendue. Pendant des mois, effectivement, un assez beau camion d’enfant en bois, œuvre d’un père ou d’un oncle, a tenu compagnie à quelques autres vieilleries. Comme je souffre avec mon géant d’imaginer son tracteur, dûment désinfecté, déparasité, reverni, vendu à prix d’or, trônant dans la vitrine d’un « interprète d’objet » du quartier !

D’un geste écœuré, le colosse blessé jette quelques pièces sur la table « Tu fais chier, il lui dit simplement. Je t’en aurais donné, moi, de l’argent. Je te l’aurais acheté, ce truc, si t’avais voulu » Il se retourne d’un coup et plante là la vieille qui ricane en mâchonnant son cigare éteint.
Lui parti, je ne peux plus rester une seconde à côté d’elle, alors je marche un peu, laissant mes pas me mener devant la vitre crasseuse où une vieille ménagère à couverts suspendus, incomplète et un peu ternie, se balance doucement. Longtemps, je contemple les empreintes dans la poussière là où le camion était, et le souvenir d’un téléphone en bakélite, parti lui aussi pour une vie meilleure. Je reste là dans le vent, en mémoire du petit garçon au tracteur.
Ding dong. Une clochette sortie des années cinquante tinte quand la vieille franchie la porte minuscule, simplement découpée dans le verre. Elle me balaye d’un regard vide, et laisse le rideau de boules claquer sur elle dans un effluve de renfermé et de tabac froid. A l’intérieur, aucune lumière ne s’allume, rien ne bouge et je doute une instant : y a-t-il vraiment quelqu’un qui vient d’entrer là ?

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