jeudi 27 janvier 2011

Paupières

Le dîner est passé depuis longtemps, la télé éteinte depuis la fin du journal, le quart de somnifère dans son godet en plastique attend sur la tablette. Mais je tournais encore les pages du livre, fascinée par une histoire de paupières et de violon qui me semblait familière, quand m’est venue une sensation physique de pure douceur. Une fraction de seconde avant d’en reconnaître l’origine, les larmes ont envahi mes yeux.

Un nouveau-né à mon sein me regarde de toute son âme. Ses prunelles sont des abîmes. Tout mon corps revivifié est habité de la sensation de ses lèvres. Un fluide passe de moi à elle dans un violent picotement des seins. Plénitude. Je suis jeune à nouveau, encore ronde du souvenir de la grossesse. Ô ma fille, mon amour, que tu es loin aujourd’hui ! Je comprends que j’ai déjà lu cette nouvelle, et que dans la force de son étrangeté elle a emprisonné une fraction de ma mémoire. Ainsi l’instant de sa première lecture m’est tout entier restitué dans ses moindres détails. Éperdue de gratitude, j’ose à peine effleurer les mille sensations qui m’assaillent, de peur de les briser : la chaleur du minuscule corps contre moi, le poids des draps, les bruits de la cour, les contours de la chambre oubliée. Le geste peu naturel par lequel je tiens le livre au-dessus de sa petite tête. Le murmure de la radio.
Quelle étrange chose qu’un bébé si petit ! Je voudrais me pencher pour embrasser son front, mais je n’ose pas. Ses cheveux si fins tremblent sous mon souffle. La fontanelle bat, là, sous la peau, infiniment vulnérable et vivante. Mon cœur se serre d’un amour si violent que j’ai peur de lui faire du mal. Je retiens ma respiration.
Je voudrais me dissoudre dans cette seconde.
Mais il me semble entendre un bruit à côté… Dans un élan j’appelle, je veux voir mon homme, oh il est sûrement si près ! Toucher sa peau !
J’étends la main dans le vide… et dans l’infime courant d’air mon souvenir effarouché s’effiloche en un clin d’œil. Il ne me reste que la désespérante sensation d’avoir cassé un jouet magique.

La nouvelle bée entre mes mains comme une pochette surprise vide, sous l’abat-jour fatigué. C’est fini. J’ai beau la relire avec passion, elle a perdu son pouvoir.
Alors je ferme les yeux, infiniment vieille.

Œufs durs


 
Il a changé. Je suis impressionnée par son aisance. Il n’avait pas ces manières un peu impérieuses avant. C’est étrange, un garçon si timide. J’espère qu’il n’a pas remarqué que mon collant est filé. Je le savais, putain. Il ne faut jamais sortir négligée. Ce costume, c’est au moins du cachemire… J’ai peut-être accepté son invitation trop vite. Il a dû se rendre compte que je frétillais d’envie devant ce lieu si sélect. Si ça se trouve il y mange tous les jours. Oh la la j’espère que je ne dénote pas trop. T’as vu cette fille ? La vache j’ai l’air d’un sac… Bon il faut que j’aie l’air de trouver tout ça normal. Pas question qu’il voie les œufs durs emballés dans mon sac. Par ce froid il va me prendre pour une pauvresse. Tu me diras. Il aurait pas tort…

Oh la la qu’elle est belle. C’est pas possible. Je vais jamais m’en sortir je fais que bafouiller. Quand je pense que je l’ai invitée à la Kantine. Quel plouc. Elle doit trouver que ça fait tellement m’as-tu vu. Qu’elle est belle. J’en tremble comme au collège. Elle pourrait s’en rendre compte. J’ai la nausée. Je dois être vert. Qu’est ce je donnerais pour l’embrasser.

Mon ventre gargouille, j’y crois pas ! Il va m’inviter à manger des crevettes à vingt-cinq euros et je gargouille comme si j’avais pas mangé depuis trois jours. En réalité je ne mange plus que des pâtes et des œufs. Alors la perspective d’un bon steak… Je salive tellement que je chuinte en parlant. Heureusement il a l’air très absorbé dans ses pensées et il n’écoute pas ce que je dis. De toute façon je suis en pilote automatique, je dis n’importe quoi.

Elle dit n’importe quoi et ça me fascine de l’écouter. Elle parle d’art et des expositions que je n’ai jamais le temps d’aller voir. Si je comprends bien elle peaufine toujours sa thèse. J’ai demandé si elle gagnait sa vie, elle m’a fixé comme si j’étais la dernière des brutes. Elle a dit bien sûr qu’est ce que tu crois. Elle rentre dans le restau sans un regard pour le lieu. Moi qui croyais l’impressionner. Qu’elle est belle… Merde elle vient de se retourner elle a dû voir mon air bovin. Je crois bien que j’avais la bouche ouverte.

Cette odeur d’œufs durs… Oh la honte ! J’ai l’impression que tout le monde la sent. J’en mange tellement que c’est peut-être moi qui sent comme ça en définitive. Je sais plus trop quand j’ai cuit ceux-là… J’éloigne mon sac le plus possible. Quelle humiliation, quand je pense à ce que j’aurais donné il y a quelques années pour être assise à déjeuner avec lui…

Quand nous nous asseyons je suis assailli par une odeur d’œuf pourri assez désagréable. J’hésite à demander à changer de table mais j’ai peur qu’elle me prenne pour un affreux. Je me sens de plus en plus mal. Je crois que je ne vais pas pouvoir avaler la moindre miette. Je refuse le menu et commande juste un verre. Elle fait une drôle de tête, ça doit être cette odeur d’œuf.

Catastrophe. Il ne prend rien à manger. Et mon estomac qui refuse de se taire. Dans la précipitation j’ai bafouillé que je prenais la même chose. Je vais quand même pas bâfrer toute seule. Mon ancien moi de seize ans m’insulte à l’intérieur. Une occasion pareille et tu ne penses qu’à bouffer ? Je bave tellement devant les plats qui arrivent pour la table d’à côté que j’en oublie de le regarder.

Je pourrais lui dire sur le ton de la plaisanterie, pour voir « Tu sais toutes ces années j’étais super amoureux de toi ». J’ouvre la bouche d’un air dégagé… Mais elle se tortille sur sa chaise, elle ne me regarde même pas. Elle doit trouver qu’on n’a plus rien à se dire. Je ne sais pas ce qui m’a pris de ressortir cette vieille histoire. Si c’est pour me prendre une veste…

T’es sûre que tu ne veux pas un truc à grignoter, c’est pas parce que je prends rien ? Ça y est, ça s’est vu, j’ai eu l’air suppliant

Moi ? Non, non, t’inquiètes. Hors de question qu’il sache que je meurs de faim. Ou que j’étais tellement amoureuse de lui. Hors de question. Avec son attaché case et sa montre à douze mille, là… J’aurais l’air de la fille désespérée.

Bon, ben… C’était sympa

Paresse

 
Une cavalcade et une chute. Le bruit dans la cage d’escalier lui parvient étouffé par l’épaisseur des murs. Dans sa torpeur, elle tend l’oreille, avide de se perdre dans la rumeur des autres. Il lui semble bien que ne sont pas des rires… Des éclats de voix, peut-être des cris. Et si c’était un meurtre ? s’amuse-t-elle. Quelqu’un qu’on égorge.
Elle s’étire sur le canapé. Le voisinage est plus calme que ça d’habitude. Il faudrait peut-être qu’elle aille jeter un œil. Il ne doit pas y avoir grand monde dans l’immeuble ce soir. Ça lui rappelle qu’elle avait dit qu’elle irait peut-être dîner chez Marc. Le pauvre, il s’est tout ému quand il a su qu’elle était seule pour Noël. Ça devait être ça le téléphone tout à l’heure… Mais la pendule indique déjà dix heures, c’est trop tard de toute façon. Et puis il faudrait s’habiller, sourire… Elle grimace. Le bruit dans l’escalier ne s’arrange pas. La pensée la traverse un instant qu’elle devrait appeler la police. Elle baille à se décrocher la mâchoire. S’imagine devant un inspecteur à l’air martial « Oh, je suis nouvelle dans l’immeuble. Et puis j’ai très mauvaise mémoire. Mais je dirais, oui, deux hommes qui se battaient, une voix de basse et une autre. Pas d’accent, non… ». On pourrait faire un roman sur les récits de témoins, les points de vue différents… Mouais, déjà fait. L’idée s’efface sans laisser de trace. A la place elle se demande si avec Marc… Oui, certainement. Un jour, il faudra bien que ça se fasse. Elle se gratte le pied, constate que le vernis de ses ongles s’écaille. Il faudrait s’en occuper.
Mais tout de même ces cris… peut-être une scène de famille. Elle imagine - facile - deux frères qui finissent toujours par s’écharper au réveillon, mis dehors par le reste de la famille exaspérée. Distraitement, elle souhaite qu’ils vident leur querelle pour de bon…
Elle n’est pas triste. Pendant que quelque chose frappe violemment contre le mur elle se félicite d’avoir appelé sa mère dans l’après-midi. A cette heure-là, c’était sûr qu’elle serait occupée à faire ses courses. Elle a pu laisser un message de bon aloi sur son répondeur et s’épargner les jérémiades annuelles. Quand elle a appelé elle croyait encore de bonne foi qu’elle profiterait du calme de la soirée pour écrire.
Le téléphone, tout à l’heure, c’était peut-être sa mère, aussi. Elle pourra toujours dire qu’elle n’était pas là.
Le vacarme a cessé. Elle peut remettre le son de la télévision, se caler un peu mieux dans le coin. La messe lui a toujours porté sur le système mais c’est quand même mieux que les programmes festifs de circonstance. Alors elle reste là, marmonnant malgré elle quelques réponds dénués de sens. Je m’y mettrai tout à l’heure.
Elle se lève enfin, délogée par un besoin pressant. Presque sans faire exprès, elle s’arrête devant la porte, jette un œil par le judas : ce serait dommage de laisser quelqu’un mourir là, tout de même. Heureusement, il n’y a plus personne dans le hall déformé par la lentille. Elle aurait détesté devoir s’investir. Au passage elle avise sur le guéridon le courrier pas ouvert des derniers jours. Emporte aux toilettes un paquet rectangulaire que quelqu’un lui a envoyé.
C’est un livre.
Elle jette l’emballage, s’assoit sur la cuvette et c’est là qu’elle lit ceci :
Ici ou là
Rester en soi-même
Enfermé dans le même
                      En soi-même fermé
Idole pourrie

Et plus bas elle lit :
J’ignore le dénouement
De ceci, que j’écris
                      Je cherche entre les lignes
Mon image est la lampe
                                      Allumée
Au milieu de la nuit

Alors elle se plie en deux de jalousie. Alors elle crache sur sa réticence et se dit c’est moi. C’est moi qui devrais être là sous la lampe à écrire. Au lieu de rien. Je hais la paresse.

Orgueil


L’infirmière quitte la chambre de Baptiste en haussant les épaules. Il vient de la congédier avant même qu’elle n’ait pu dire bonjour. « Pas maintenant» a-t-il articulé sans bruit en écartant un peu le téléphone de sa bouche, accompagnant sa phrase d’un geste de la main, comme pour dire ouste. « Excusez-moi, mon assistante vient de m’interrompre. Vous disiez ? » : il se rencogne contre la fenêtre et poursuit sa conversation. Comme s’il n’avait pas au bras le sournois ver d’une perfusion.

Un peu plus tard, c’est son frère qui appelle pour la troisième fois en deux jours. Qu’est-ce qu’ils ont tous ?
-                     Mmh 
-                    
-                     Ça peut aller…
-                    
-                     Bof. Il ne connaît rien, celui-là. Un petit jeune. De toute façon je ne fais confiance qu’à Bretinger… Il est où d’ailleurs ? Il était censé passer. A quoi ça sert d’être dans sa clinique ?
-                    
-                     Mouais.
-                    
-                     Non, je l’ai renvoyée chez elle. Avec ses airs tragiques. Elle s’imagine peut-être que si elle reste là à me fixer ça va me guérir ?
-                    
-                     Ecoute je fais aller. J’ai eu Martineau tout à l’heure qui ne s’est rendu compte de rien.
-                    
-                     Si, ça fait mal. Mais je veux pas de leurs trucs, là. Tu sais moi les médicaments… moins j’en prends mieux je me porte.
-                    
-                     C’est ça. Salut.

C’est quoi le problème avec les antidouleurs et le sommeil ? Ils aimeraient tous qu’il se shoote. On dirait que ça les rassure. Comme s’il ne pouvait pas se débrouiller tout seul. C’est comme les visites de Jeanne. Elle croit bien faire et ça le tue d’écouter ses jérémiades. Evidemment, ça ne fait pas très longtemps qu’ils se connaissent et elle est folle de lui, la pauvre. Pas une raison pour envahir son espace vital.
Enfin seul, grogne-t-il en raccrochant d’un doigt son portable. Le faux silence de l’hôpital envahit la pièce, plein de bips assourdis et de conversations distantes. La nuit tombe.

Il est couché quand une sonnerie retentit à nouveau et d’abord il ne comprend pas. Il retourne son portable dans tous les sens avant de réaliser qu’il s’agit du téléphone à son chevet. Il ne savait même pas qu’il fonctionnait.
-                     Allô ! Son ton est rageur. Il n’a donné ce numéro à personne. Il déteste répondre sans savoir qui l’appelle.
-                     Allô ? C’est une petite voix qui fait basculer sa belle assurance. Il hésite une seconde. Se racle bruyamment la gorge.
-                     Allô … qui est à l’appareil ?
-                     C’est.. ; c’est moi Il a très bien compris et son cœur fait encore des bonds dans sa poitrine mais il préfère demander méchamment
-                     Qui, moi ?
-                     C’est Catherine. La voix tremble et sombre : Oh, Baptiste… un long silence au bout du fil. Il peut deviner sa lourde respiration. Elle pleure.
De quel droit ?
-                     Qu’est ce que tu veux ?
Sa voix est lointaine. Elle est retournée au Canada, si ça se trouve. Il ne sait rien de sa nouvelle vie.
-                     Je… Elle contrôle les larmes de sa voix pour articuler… j’ai appris, Baptiste. Je voulais te dire que je suis désolée. Je pense à toi.
Il reconnaît ce ton. Comme si elle parlait à un petit enfant. Ça le blesse. Elle croit peut-être qu’elle peut quelque chose pour lui. Elle aimerait certainement qu’il lui dise qu’il est très malheureux.
-                     Comment t’as su ?
-                     Tu as encore des amis tu sais. Malgré son petit rire elle a hésité avant de répondre. Il aimerait bien savoir lequel de ses prétendus amis a jugé nécessaire de prévenir Catherine… Tout le monde le prend pour un demeuré depuis quelques jours.
-                     Et alors, qu’est ce que je peux faire pour toi ? Il regrette un peu ce ton arrogant. En réalité il n’est plus habitué à parler autrement.
-                     Ne me mens pas, Baptiste, tu souffres ?
Il ricane un instant avant de répondre
-                     Rien d’insupportable.
Dans son ventre la douleur sent qu’on parle d’elle et rugit comme une bête. Heureusement Catherine n’est pas là pour le voir se plier en deux. Juste une petite inflexion dans sa voix. Elle la mettra peut-être sur le compte de la distance.
Au bout du fil, elle soupire, pas dupe.
-                     Tu as des visites ? Tu n’es pas trop seul ? Nous y voilà. Elle a l’air de penser qu’il est devenu tellement affreux que personne ne vient plus le voir.
-                     Oh oui, trop. C’est surtout Jeanne qui est là beaucoup. Tu sais, tu as dû la voir à la télé, elle présente le journal.
-                     Ah ? d’accord.
-                     Oui, elle s’occupe beaucoup de moi. Elle ne va pas tarder d’ailleurs. Je devrais te laisser, à ce moment-là, tu comprends, elle est assez jalouse.
-                     Je suis contente pour toi. Elle respire calmement comme quelqu’un qui sait ce qu’il fait : Ecoute, Baptiste… J’allais te proposer de venir.
Son cœur s’est décroché dans sa poitrine. Longuement il le sent rebondir au fond. Elle ferait ça ?
-                     Tu m’as bien entendue. Est-ce que tu veux que je vienne ? Je pourrais m’occuper de toi. Il la sent sourire au bout du fil. Je crois que je me souviendrai.
La panique le submerge. Il embrasse du regard la pièce autour de lui, la lumière de la loupiotte glauque au-dessus du cabinet de toilette, le plateau du dîner auquel il n’a pas touché et ses propres jambes amaigries étendues sur les draps jaunes. S’attarde un instant sur les rares touffes de poils qui lui restent çà-et-là.
-                     Pas question. Je veux dire… non, merci. C’est gentil à toi, Catherine, mais ça va aller.
-                     Ah.       Bon... Tu es sûr ?
-                     Oui.
Elle soupire. Soulagée ?
-                     Alors, je te laisse. Prends soin de toi, Baptiste.
-                     Oui.
-                     A bientôt.
-                     C’est ça.
Il attend qu’elle raccroche. Réalise soudain qu’il ne sait même pas où la joindre. Il reste là, à tripoter le fil en tire-bouchon, le vieux combiné à la main, jusqu’à l’arrivée de l’équipe de nuit.
« un somnifère pour ce soir, monsieur ? »

Et là, pour la première fois, il répond : oui. S’il vous plaît.

Luxure


Elle repose sur le dos. Une crampe dans son cou la gêne mais elle refuse de bouger. Si au moins elle était heureuse, ou juste bien. Elle ne le regardera pas, il pourrait comprendre qu’elle l’a déjà presque oublié. Pourvu qu’il parte vite. Cette impression vertigineuse d’être dans le passé du bonheur. Sur le moment la jouissance se suffit à elle-même. Mais ensuite… la nausée.
Pourtant elle riait tout à l’heure. Il l’a abordée d’une façon si directe qu’elle l’a trouvée blessante. Des manières de prédateur sûr de son fait. Elle a relevé le menton comme pour dire je ne suis pas dupe, mais elle l’a laissé faire. C’est presque en silence qu’elle l’a regardé se prendre à son propre piège. Dans sa façon de se laisser entreprendre, il y avait une grande colère. Elle a pensé : pour qui tu te prends, toi ? Es-tu au moins capable de me satisfaire ? Elle a pensé : minus.
Un peu plus tard, quand dans la bataille leurs dents incongrûment s’entrechoquaient, il a tiqué sur le défi dans son regard. Mais il a tenu le coup. C’était bien. Il y en a qui se décomposent devant elle. La deuxième fois il a bien du reconnaître qu’elle allait plus loin, bien plus loin que lui. La troisième fois c’est lui qui a demandé grâce.
Pourvu qu’il parte vite. Qu’il ne lui demande pas son nom, ou une cigarette. Oui elle fait ça souvent, et alors ? Quand la petite voix se fait entendre, elle lui tire la langue, retire sa petite culotte et lui montre ses fesses. Ça n’a pas d’importance.
Demain tout ira bien et elle jouera encore.


Envie

 
Tu la trouves belle, je le vois bien. Tu as raison. Elle est magnifique. Ça te trouble d’ailleurs et tu réprimes ce sentiment comme une souillure. Ainsi tu la regardes avec des yeux que je ne t’ai jamais vus. Des yeux d’admiration pure. Moi aussi je la regarde. Pourquoi s’en priver ? Je l’aime.
Parfois j’ai envie de la mordre.
Je ne devrais pas dire ça.

Son arrogance me laisse muette. Un corps sublime qui ne pense à rien. Tout lui réussit : elle plonge de travers et quand elle sort de l’eau ses cheveux sont dans un désordre parfait, la crème solaire sur son corps luit joliment, les hommes la regardent. Tous. Même ses coups de soleil sont craquants. Elle possède un vrai sens de l’humour, et des opinions définitives qu’elle assène à son auditoire fasciné. Un foulard entortillé autour des hanches, et c’est la reine de Saba.
Elle s’ennuie avec nous et le fait savoir. Je me ronge d’être devenue son faire-valoir. Depuis que nous sommes arrivés ici, ma serviette insensiblement s’est éloignée de la sienne, de jour en jour. Comme si un mètre de sable pouvait atténuer le contraste… Je me sens lente.
Je suis une belle femme, tu me le dis souvent. Mais cette femme-là met de plus en plus de temps à apparaître le matin dans le miroir. Il lui faut un coiffeur, du maquillage, des matières nobles sur son corps. Se tenir droite. Rien à voir avec l’animal demi-nu qui resplendit dans son corps à elle. Elle traîne au coin de la bouche un reste d’ingratitude adolescente, qui affole et déroute à la fois. Ça met tes sens de protecteur en éveil mais tu n’as pas assez de sourcils pour faire les gros yeux à toute la plage. Oh, je le vois bien. J’en ai tout le loisir, moi qui lentement deviens invisible, enfermée dans ma carcasse. Avant, c’était pour moi que tu sortais tes griffes.
Parfois comme un coup de couteau je vois mes traits qui percent sous les siens. Je suis si fière et si blessée. Tu dis que c’est moi qui suis en crise d’adolescence.
Je n’aurais jamais cru. Je suis jalouse de ma propre fille.

Péché manquant



Le brouhaha de la piscine alterne avec le silence de l’eau au rythme de la nage. Ça fait maintenant un moment que je suis là et l’eau paraît meilleure. Je compte les mouvements, les respirations, les longueurs. Plus que neuf, huit… Je repense à cette idée de série. Sept… C’est un bon chiffre, sept. Comme les pêchés capitaux.
Je vois bien l’Avarice, sa bouche pincée dans un sourire à l’envers. La Colère, défigurée de rides et de bourrelets. Sous la douche au milieu des corps, me revient la Luxure, qui louche et bave. Face au miroir, un monsieur chauve sèche amoureusement les poils de son torse à l’air chaud de la machine. La Vanité, peut être ? Je ne me souviens plus. Un ado dévore une barre énergétique sous mon nez et je file au distributeur. Ce que j’aime dans les Mars, c’est l’alternance de texture craquant, mou, coulant… mmh
Dans le froid de la rue je reprends mon inventaire. La Jalousie... Ridicule et dévorante. Le regard en coin. Je manque de rater mon bus, fascinée que j’étais par le mur de poulet qui embaume devant la rôtisserie, et j’attrape au vol la Paresse. Celui-là dort, la bouche ouverte. A l’arrêt suivant, une dame avec un sac de chez Berthillon me bouscule. C’est une drôle d’idée de manger des glaces en hiver. Quoi que. Avec un bon gâteau au chocolat, tout chaud… Paris défile, à gauche les contreforts de Notre Dame, à droite les lumières de Bercy sur le noir velours de la Seine. Que c’est beau ! Et les parisiens qui marchent dans la nuit du pont. La Rêverie ? Non, ce n’est pas un vrai pêché, ça.
Dans la boutique du fromager je choisis un Mont d’Or, un demi Valencay, deux Rocamadour… pas de péché. Ça m’agace, il m’en manque. Chez le caviste, toujours rien. Je pousse la porte du boulanger dont la vitrine proclame, en énorme : ici, on fait le meilleur flan de Paris. Ah, oui, je souris pour moi-même : l’Orgueil ! Je flaire mon pain tout chaud en me dirigeant vers chez moi. Dans l’ascenseur, j’ai déjà mangé la moitié de la baguette, et je compte mes pêchés. Ça pourrait faire sept, mais je ne suis pas sûre de la Vanité…
En retrouvant la douceur de la peau mon bébé qui gazouille, les yeux brillants, j’oublie tout ça. Sa petite bouche vorace qui se rue sur moi. Un peu plus tard, son visage tout bouffi de lait se rejette en arrière, ivre et béat. Repue, elle se repose un moment, les yeux mi-clos, puis pousse un petit soupir de contentement. Quand elle reprend le sein avec un sourire malicieux, ça me revient.
Bien sûr.
La Gourmandise


Colère





J’ai rabattu violemment l’écran de mon ordinateur. Je sais que je ne devrais pas faire ça, un jour, je vais le casser. Je tourne depuis des jours autour de ce texte qui m’échappe, j’écris des tartines sans intérêt… je m’épuise. Je n’y arrive pas. Alors quand elle vient comme ça, se pencher l’air de rien sur mon épaule en me parlant de tout autre chose, je n’y peux rien, ça me crispe. Et maintenant elle est dans la cuisine, vexée, et je vais devoir m’excuser. Ce petit jeu me fatigue d’avance. Je l’observe à travers la porte vitrée. Elle croit que je ne la vois pas avaler la fin du pot de rillettes, comme ça, sans pain. Je ricane. Elle et ses régimes… vous allez voir que dans une heure elle va me faire manger du poisson et des brocolis.
C’est quand même pas compliqué de comprendre que j’ai besoin d’intimité, de respect pour mon travail, non ? Bien sûr si c’était moins nul, ce serait de la coquetterie, mais là… Je vais chercher deux bières. Elle refuse et se sert ostensiblement un verre d’eau. Alors, juste comme ça, je lui demande s’il reste des rillettes. C’est à peine si je peux y croire, elle me répond qu’elle les a jetées. Périmées, soi-disant. Là, ça me scie. Parce qu’elle me sort ça avec une candeur parfaite, si transparente que je manque de la remercier pour m’avoir protégé d’affreux microbes… Cette façon de mentir ! Moi j’en suis incapable, je bafouille, je parle trop… Mais elle : la perfection. Ça me dérange, qu’elle mente si bien. Sur quoi d’autre ment-elle encore ? Je repose cette bière d’une main tremblante. Il y a trop de choses sur lesquelles elle pourrait mentir. Une vague de rage monte dans ma poitrine. Je ne dois pas penser à ça.
J’ai un besoin viscéral de bouger, après ces heures assises. Je commence à arpenter les pièces à grands pas. Elle, elle me suit, elle parle de sa journée. Pendant ce temps là, l’air de rien, elle ramasse quelques objets qui traînent, lance la machine à laver, aère la chambre. A peine un pincement du coin de sa bouche, mais tout son corps est reproche, je le sens. J’attaque : j’allais le faire, pourquoi tu me laisses pas ? Mais elle hausse les épaules. Elle dit c’est pas grave mais je ne lui fais plus confiance. Je me jette sur le canapé, les mains sous les fesses pour m’empêcher de lui arracher son stupide panier à linge. Elle n’a même pas enlevé sa veste, comme si elle me jetait au visage sa condition de femme active, qui en plus de devoir travailler pour payer mon oisiveté, est obligée de se coltiner les taches ménagères à son retour. Comme si c’était facile de rester toute la journée penché sur ce stupide ordinateur, à ne rien trouver d’intéressant à écrire. De voir tous les soirs l’horripilant masque sur son visage Alors ? Ça avance ? Je hais qu’elle me pose des questions, j’enrage quand elle ne m’en pose pas. Mon cœur bat trop vite. Je lui en veux à mort.
Ça m’apparaît d’un coup. Elle n’aime pas ce que j’écris. C’est sûr. Tout ce baratin sur le respect qu’elle a pour mon travail, tout ça c’était pour me convaincre de partir vivre ici et d’abandonner mon boulot. Pour qu’elle puisse avoir sa promotion de merde. J’en reviens pas. Je me lève en lançant un coup de pied à la table basse. Une chance qu’on n’aie pas de chien, je taperai bien dans un truc vivant - je ne peux pas retenir un petit rire grinçant. Elle le repère tout de suite et rien qu’à la vue de son sourire interrogateur je me sens bouillir. Je hais cette propension qu’elle a à éviter le conflit. Je veux me disputer, claquer des portes, et elle finit toujours par me voler cette possibilité. Ça me rend fou. Je rumine les horreurs que je lui dirai un jour, ponctuant chaque éclat d’un grognement. J’ai des fourmis dans les muscles.
Elle s’approche de moi, tend la main vers ma joue, mon recul est si violent que je me froisse quelque chose dans le cou. Ma main se portant au muscle douloureux a frappé la sienne au passage et elle me fixe avec des yeux exorbités. Larmoyant de douleur, je hurle « Connasse ! Menteuse ! Je te ferai plus jamais confiance ! Je sais que tu mens. Je sais que tu méprises ce que je fais ! Tu t’intéresse qu’à ta propre carrière. Tu m’as bien eu… Et d’ailleurs arrête de me regarder comme ça. Oui, je suis un écrivain raté, et grâce à toi chômeur, en plus. Je suis pas assez bien pour toi ? Et bien quitte moi. » La laideur de son visage décomposé attise ma fureur. Seul le souvenir de mon père me retient de lui coller une baffe. Je serre les mains dans mon dos « Tu sais pas ce dont je suis capable. Je pourrais te broyer, maintenant. Dégage ! Sors d’ici ! Laisse-moi ! »
J’ai quitté la maison avant de me rendre compte que c’était précisément ce que je lui demandais de faire. J’ai marché en haïssant les feuilles mortes. Ce qu’il y a, quand la rage monte, c’est que je crois toujours que ça va aller mieux, après. J’ai froid et il fait nuit. J’aperçois les lumières du supermarché, au loin. Sous la pluie qui m’accable, la colère goutte hors de moi comme une écume boueuse. Une seule chose me console : cette fois encore, j’ai réussi à ne pas lever la main sur elle.


Avarice


Z’auriez pas une pièce s’il vous plaît ?
Z’auriez pas une pièce ?

Elle vivait là, au coin de ma rue depuis des années. Pour calmer ma mauvaise conscience, j’avais décidé de m’occuper d’elle. Mais j’ai toujours refusé de lui donner de l’argent. Mon mari se moquait de ma réticence, horriblement moralisatrice, selon lui. Il a probablement raison. C’est peut être stupide, mais ça m’émeut de voir une femme dans la rue. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’elle est arrivée là au bout d’un périple terrible, pavé de sales coups fomentés par des hommes. Je lui donnais du pain, un petit plat, un vieux pull. Je voulais toujours la protéger. Elle, elle s’en foutait. Elle acceptait de discuter avec moi, et je m’arrêtais souvent mais en réalité c’était surtout elle qui me faisait une faveur. Au début j’ai essayé de l’interroger. Est-ce qu’elle avait assez chaud ? Elle ne voulait pas passer la nuit dans un foyer ? Les gens du Samu social venaient-ils la voir ? Oui oui, surtout pas, pfff. Elle tournait à peine la tête pour me répondre, et continuait sa ritournelle. Z’auriez pas une pièce, s’il vous plaît ? Z’auriez pas une pièce ? Les gens lui donnaient.
J’ai vite compris qu’elle n’aimait pas parler d’elle. J’avais un peu honte d’être aussi ouvertement snobée par une SDF devant les passants, mais je persistais. En fait, je brûlais de lui demander pourquoi elle était là, comment cela avait pu arriver… Et bien, pendant toutes ces années, je n’ai jamais osé. Malgré la très nette sensation de la déranger, j’insistais par principe. Je m’étais convaincue qu’au fond, ça devait lui faire du bien de parler avec quelqu’un. Alors peu à peu, pour lui faire plaisir, pensais-je, je me suis mise à parler de moi. Je lui montrais des photos de mes enfants, je lui racontais mes problèmes au travail, les menus événements de la vie, d’une voix que j’espérais pimpante et amicale. Elle écoutait d’une oreille, et relançait parfois la conversation comme malgré elle, d’un grognement, puis Z’auriez pas une pièce, monsieur ? Z’auriez pas une pièce ?
Une seule chose la tracassait, et c’étaient les seules fois où elle me parlait vraiment : « c’est bien gentil tout ça, mais moi je voudrais seulement dormir. Si vous saviez comme je dors mal. Je souffre de partout. J’ai des bleus, ma peau… Oh, si vous voyiez mon dos ! » Moi, je souriais d’un air compatissant en essayant très fort de ne pas imaginer ce corps enfoui sous les épaisseurs de vêtements… Puis elle me jetait un regard accusateur. « Vous pouvez pas savoir ce que c’est, vous  Je baissais la tête, penaude. Et toujours, Z’auriez pas une pièce, s’il vous plaît ? Z’auriez pas une pièce ?

Elle dormait sur le tas de ses affaires, une chose gris marron informe. Toujours au même endroit. Depuis des années. Elle se plaignait de son dos et de son sommeil, réclamait des pièces aux passants, et n’écoutait pas ce que je lui racontais.
On l’a trouvée morte hier sur son gourbi. Ça m’a fait de la peine. Mon mari, qui n’a pas de cœur, en rit encore : le sac si inconfortable sur lequel elle dormait contenait plusieurs milliers d’euros en pièces de monnaie.

mercredi 26 janvier 2011

Le tracteur




Sa mâchoire disparaît comme une pomme de terre flétrie dans les plis d’un menton en galoche, vide et animée de cet étrange mouvement latéral de ceux qui ruminent leurs dents perdues. Elle porte un imperméable grisâtre et une sorte de blouse de ménage boutonnée jusqu’au col d’un vieux rose indéfinissable. Je ne l’ai jamais vue attifée autrement. Je m’étonne de la voir attablée ainsi à un des cafés du carrefour, battant la mesure imaginaire d’un chausson négligent. Sa vieille charentaise balance au bout d’un mollet incertain. Sur son absence de cheville, les bas plissent et jaunissent depuis la nuit des temps.
Est-ce pour cela ? Je m’installe à mon tour, non loin d’elle. Quel âge peut-elle bien avoir ? Depuis quand cette déchéance, ce tremblement terrible de la main, celle qui tient la boîte d’allumettes, comme si elle agitait un briquet presque vide ? La main droite secoue inlassablement le petit rectangle de carton jaune, comme pour faire diversion quand toute son attention est en réalité tendue sur l’allumette qui brûle dans la main gauche, et parvient à allumer sans trembler un cigarillo tout sec. Exhalant la fumée avec un petit grognement, voilà qu’elle se fige devant l’ombre d’une tête qui se dessine sur sa table. Très lentement, elle en suit les contours de sa main qui ne tremble pas, et finit par pointer son cigare droit vers l’homme, sans lever la tête.

Sans autre forme de procès, celui-ci saisit le mauvais cigare, s’installe à côté d’elle, et prend le temps de quelques bouffées avant de se pencher vers elle pour l’embrasser sur la joue.
-          Ça va ?
-          Ça va.
C’est un type immense, masse de chair et de muscle à peine empâtée par les discrètes couches concentriques de différents alcools. Encore suffisamment jeune pour avoir l’air fort comme un bœuf, indestructible. La peau de son visage se tend sur des os deux fois plus larges que la normale, les rides se croisent avec une certaine noblesse autour des petits yeux. L’air de quelqu’un à qui on ne peut pas en conter. Il fait deux fois le volume de sa voisine. Le serveur qui avait jusque là ignoré notre figure locale s’empresse, sous l’emprise de cet étrange pouvoir qu’ont les gros bras sur les plus frêles, et deux verres de rouge apparaissent sur leur table bien avant mon café qui refroidit sur le comptoir.
J’entends mal ce qu’ils disent et je m’en veux d’abord de m’être installée si loin. Puis je m’en veux de les espionner avec si peu de scrupules. Peut-être que sur moi aussi agit l’autorité sans parole du géant aux yeux ridés. Je me résigne à ne pas les entendre et sors un journal en les observant du coin de l’œil, quand mon gigantesque voisin déclare d’une voix de basse qu’il fait trop froid ici, allons nous mettre au soleil. Voilà qu’ils s’installent à grand bruit à deux tables de la mienne, laissant sur leur passage un consciencieux désordre. – De toute évidence c’est un signe du destin : je me cache résolument derrière mon « Canard Enchaîné », incarnation vivante du parfait petit espion des manuels de l’enfance. Ne manquent plus que les trous pour les yeux.
Peine perdue, la conversation est anodine. Si tant est qu’on puisse considérer comme anodin le fait que l’impressionnant bonhomme soit apparemment le fils de notre vieille marginale. Il ressemble à Jean Reno. Prend des nouvelles des choses, émet quelques grognements désapprobateurs à l’occasion. Ça fait longtemps qu’ils ne se sont pas vus. Il réprime une grimace d’agacement, à l’occasion, mais surveille du coin de l’œil le serveur. L’air de dire, toi, tu fais le quart d’une remarque je te mange tout cru. Il n’a pas vraiment la tête d’un enfant de chœur, mais professe droit comme un i des principes aussi simples que : il faut que tu arrives à manger de la viande et est ce que tu as fait remettre l’électricité.
Et quand il aborde la question de l’argent, la vieille s’anime soudain, quittant le ton de petite fille en rébellion qu’elle a adopté depuis son entrée. Elle est fière, très fière parce qu’elle a réussi à vendre quelque chose. Elle en a tiré un bon prix et elle rit de joie. Méfiant, le fiston attend de voir en faisant craquer ses doigts. Qu’est ce qu’elle a vendu ? Est ce qu’elle a déjà reçu l’argent ? Je frétille sur place, flairant une histoire croustillante de trafic à la petite semaine.
Tu sais bien, dit-elle, triomphante, j’ai vendu ton tracteur !
Mon colosse se fige, un poing serré dans l’autre, une expression d’incompréhension sur le visage. Mon tracteur ? Sous la table, son pied se met à danser, de plus en plus vite. Mon tracteur ? Mais… qu’est ce qui t’a pris ? Une fêlure dans la voix du monstre casse le rythme et tout à coup, tout se met en place dans ma tête.
A côté de la boulangerie, il y ce rez-de-chaussée crasseux, une simple vitrine voilée par un rideau en crochet sinistre, à mi-hauteur. Les carreaux sont sales, on n’y voit jamais personne et il reste d’une ancienne vie quelques objets derrière la vitre, dérisoires miettes de quotidien, accrochant le regard du passant comme une main tendue. Pendant des mois, effectivement, un assez beau camion d’enfant en bois, œuvre d’un père ou d’un oncle, a tenu compagnie à quelques autres vieilleries. Comme je souffre avec mon géant d’imaginer son tracteur, dûment désinfecté, déparasité, reverni, vendu à prix d’or, trônant dans la vitrine d’un « interprète d’objet » du quartier !

D’un geste écœuré, le colosse blessé jette quelques pièces sur la table « Tu fais chier, il lui dit simplement. Je t’en aurais donné, moi, de l’argent. Je te l’aurais acheté, ce truc, si t’avais voulu » Il se retourne d’un coup et plante là la vieille qui ricane en mâchonnant son cigare éteint.
Lui parti, je ne peux plus rester une seconde à côté d’elle, alors je marche un peu, laissant mes pas me mener devant la vitre crasseuse où une vieille ménagère à couverts suspendus, incomplète et un peu ternie, se balance doucement. Longtemps, je contemple les empreintes dans la poussière là où le camion était, et le souvenir d’un téléphone en bakélite, parti lui aussi pour une vie meilleure. Je reste là dans le vent, en mémoire du petit garçon au tracteur.
Ding dong. Une clochette sortie des années cinquante tinte quand la vieille franchie la porte minuscule, simplement découpée dans le verre. Elle me balaye d’un regard vide, et laisse le rideau de boules claquer sur elle dans un effluve de renfermé et de tabac froid. A l’intérieur, aucune lumière ne s’allume, rien ne bouge et je doute une instant : y a-t-il vraiment quelqu’un qui vient d’entrer là ?

Eurostar


Je n’aime personne autant que celui qui me l’a offert, et pourtant je hais les grands chiffres rouges de ce réveil. Je les hais en me lavant, en m’habillant, je les hais consciencieusement en rassemblant sans bruit mes affaires éparses. Goguenard, il marque quatre heures cinquante. Il est temps d’y aller, je sais. J’embrasse l’ombre endormie qui grogne un au revoir câlin, je m’attarde un instant dans sa chaleur. A la semaine prochaine, mon amour, à la semaine prochaine.
Il fait nuit humide et profonde encore quand le taxi qui m’attendait en bas démarre. Le turban du chauffeur me protège par intermittence des lumières qui défilent. Quelques âmes perdues vont quelque part, dans les rues de solitude. Avec leurs airs uniformément flous, impossible de savoir si ceux-là rentrent ou partent. Je ne le sais pas moi-même.
Arrivent pêle-mêle pour occuper mon esprit la journée qui m’attend, le week-end qui s’achève, ce qu’il m’a dit hier, tout doucement, au creux de l’oreille… Je me laisse bercer. Un instant, je me demande si mon billet, mon portefeuille... Bof, ils y sont sûrement, et puis de toute façon il est trop tard pour revenir. Je ne tends même pas la main vers mon sac pour vérifier. En vérité ça m’est égal, tout ça. Entre deux vies, j’accepte Londres, noire et poussiéreuse, qui défile comme un au revoir. Je connais si bien ce trajet qui balise chaque départ, au petit matin… et le sikh qui conduit le taxi, et le montant de la  course, et le café trop bouillant sur le quai. Je fais tout ça comme un automate, entourée de fantômes tout aussi invisibles. Cinq heures vingt. Le grand train scintille bêtement, encore inutile dans son immobilité.
Une main tapote  mon épaule, « Bonjour… » sourire interrogateur, dubitatif, l’air de dire, est ce bien toi ? Il a des cernes et les cheveux encore mouillés, une odeur de savon comme un enfant, un sac en cuir et une housse de costume en bandoulière. Ça fait des années que nous ne nous sommes pas vus. Il sourit, me parle de son amie, ici à Londres, de leurs allers et retours incessants. Entre deux bâillements, nous rions de nos similitudes.
L’attirail du voyageur solitaire - Ipod, ordinateur portable et boules Quies - reste au chaud de nos sacs, nous avons investi confrtablement la voiture bar, calés dans un coin ; café, thé, gâteaux. Je lui raconte dans quel imbroglio géographique je me trouve, mais il me supplante nettement : son amie est japonaise, une très longue histoire. Il ne savait pas que j’avais arrêté le droit, s’extasie de mon parcours sans vraiment rien y comprendre. Il parle de sa jeune carrière,  tresse une histoire trop bien menée, comme quelqu’un qui l’a peaufinée, travaillée jusqu’à ce qu’elle luise. Son empressement à parler d’argent me renfrogne un peu. Mais il est si heureux du hasard de cette rencontre ! Il s’exclame à tout bout de champ que nous avons tellement de choses à nous raconter…
Inévitablement nous en venons à nous pencher sur le passé. Un passé pas assez loin pour en concevoir encore une vraie nostalgie, non, mais déjà un peu embrumé dans les souvenirs. Nous n’avons pas retenu les mêmes choses. En fait, nous nous racontons l’un l’autre des petits événements oubliés, tombons parfois d’accord, attendris pour un moment. Nous échangeons des nouvelles sans y penser, pendant que chacun en silence revit ses déboires intimes de l’époque.
A-t-il été question, à un moment, de quelque chose entre nous ? C’est confus. Peut être très brièvement, à l’anniversaire de M ? Il m’en reste comme une impression lointaine. Une odeur de propre vaguement proche. Ou pas. Peut être juste l’adolescence et sa faim flottante, sans objet. Pas grand-chose en tout cas.
Je surprends mon reflet sur la vitre. Instinctivement, je me redresse un peu. Nous déclarons ensemble la joie d’être enfin heureux en amour, adultes, en confiance, et prêts à tout pour le rester. Pendant le silence qui suit cette triomphante affirmation, il touille consciencieusement dans son deuxième café les tonnes de sucre qu’il y a versés. Il reste  quelque chose d’un petit garçon dans sa façon de faire la grimace après chaque gorgée. Il a toujours eu un air net, frais ; un visage ouvert. Simple. Un type à qui on avait envie de faire confiance. De toute évidence, il est devenu un mec bien, cultivé, drôle, indépendant.
A l’approche de Paris, des silences, on se sourit.
Quand toute la rame freine et grince au son des annonces qui se succèdent, il me jette un regard ironique, ouvert sur un monde de possibles « Personne ne nous attend ici, hein ? »
Ça dure un instant, encore un coup d’œil, puis, dans la presse des voyageurs autour de nous, que pourrions nous faire d'autre ? Nous reprenons nos mouvements, il enfile sa veste, rassemble ses affaires ; moi, talons, mascara, un coup de brosse rapide, et nous voilà déjà sur le quai, étrangers encombrés de leurs sacs sur les pieds. Je reçois un texto de mon amoureux qui me fait sourire. Il se détourne un instant pour rallumer son téléphone, consulte des messages, rappelle quelqu’un. Je vérifie l’horloge, décide d’attraper un taxi au plus au vite : un au revoir esquissé d’un silencieux baiser dans le vide, et je m’élance déjà. Derrière moi, le téléphone à l’oreille, j’imagine qu’il articule « à bientôt ».