mercredi 26 janvier 2011

Étienne




-          Pardon…
-          Laissez descendre s’il vous plaît !
-          Excusez-moi… Madame ! Excusez-moi… merci.
La foule se stabilise dans un équilibre précaire, tentant à qui mieux mieux d’attraper une barre, une poignée, qui assureront sa stabilité dans les minutes qui suivront.
La pluie donne à l’intérieur du bus un faux air de tripot. Les visages reflètent les lumières du dehors, diffractées et tordues : rouges, jaunes. Il fait humide et froid, les regards se lèvent pour ne pas trop croiser ceux des voisins. Je n’ai pas l’habitude de cette heure de pointe. Cela fait des années que je ne suis pas venue ici, à cette saison, en plus. Mon parapluie dégouline sur le pied de mon voisin, coincé entre une poussette et un sac à dos. Je fais de mon mieux pour l’en extraire, demi-tourne et me contorsionne.
Oh.
Le visage d’Étienne me saute à la figure, si près du mien que je me recule, de peur de le toucher de mes lèvres. Saisie, je détaille la bouche asymétrique, les sourcils gris, les joues un peu tombantes. Ses yeux, le haut de son visage n’ont pas changé. C’est lui, j’en suis sûre. Ce sourire enjôleur dans le vague, la veste au col Mao… Si je touchais ce velours je retrouverais toutes les sensations de ces automnes, de cafés en librairies, des musées de Paris aux appartements exigus qu’on occupait. Peut être, si je n’étais pas partie pour Istanbul…  Peut-être vivrais-je rive gauche avec lui, dans un grand appartement avec un parquet qui grince et des tapis persans. Nous aurions un chat, beaucoup de livres et un très long couloir. Des vases chinois sur un guéridon à côté du canapé en cuir. On partirait en voyage en Syrie ou en Mongolie, profitant de notre temps. Des enfants, peut-être, seraient grands, partis eux aussi pour d’autres horizons. Il me semble sentir ce parfum de vieux cuir qu’il portait. J’ai su qu’il s’est marié, puis a divorcé. Une carrière dans la fonction publique, je crois. Il avait de grandes ambitions. Finalement c’est devenu un homme comme les autres.
Et moi ? J’ai suivi mes recherches d’Asie en Afrique, d’années en années. J’ai publié quelques livres chez des éditeurs universitaires. J’ai fait école, comme on dit. Ma maison est grande, pleine de souvenirs du monde entier, fragments bien réels d’histoires vues et vécues. Je suis fière de ma vie. Mais cette façon qu’il avait de me fixer en relevant la tête de son travail, de l’autre bout de la pièce, longtemps, sans bouger un sourcil… Cette façon de rejeter la tête en arrière dans un clin d’œil et de me soulever du sol dans ses bras. Il refusait de m’entendre quand je disais que je partirai, affirmant que rien, rien ne le remplacerait, lui… La cigarette arrogante au coin des lèvres, il parlait vite, disant avec ses gestes nerveux que nous étions faits l’un pour l’autre et que je ne m’en remettrais jamais, si je le quittais. Il avait raison. Je ne l’ai retrouvé nulle part ailleurs.
Devant moi, il fixe l’horizon avec des yeux rieurs. Il n’est pas du tout assez couvert pour la pluie qui fouette les rues, dehors. Le reflet de la vitre devant sa veste noire me renvoie un visage fatigué par le soleil et les voyages, sous un chapeau un peu extravagant. C’est le mien, ridé comme une vieille pomme, affaissé par l’âge. Je souris encore – pas si vieille -, devant le slogan publicitaire qui surplombe la photo sur papier glacé de mon ancien amour, désormais icône du retraité bien de sa personne : « Entre moi et mon cours de claquettes, il y a trois stations de métro »

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