mercredi 26 janvier 2011

Ismaïl Kadaré


C’est un homme, vivant, albanais.

Fallait-il naître en ce lieu précis, (Gjirokastër, Albanie), à cette date-là (janvier 1936) ? Combien de couches de massacres, combien d’invasions successives et de frontières mouvantes ? Certains en font des guerres, il en a fait des livres.
Mélangeant allégrement l’histoire d’un continent, ses propres souvenirs d’enfance, des réminiscences de Dante, de Shakespeare, d’antiques légendes balkaniques, un peu de toutes les propagandes du siècle, Ismaïl Kadaré est un auteur drôle et passionnant qui ne saurait être trop facilement rangé dans des cases. On le présente souvent comme un des grands écrivains anti-totalitaire - ce qu’il est, sans aucun doute - mais je connais trop l’effet de déjà-vu que peut créer ce genre de qualificatif pour en rester là.
À la lecture de ses livres, on peut oublier – et on oublie souvent, comme dans Le dîner de trop – qui est nazi, communiste, réactionnaire. On comprend que le fond du problème n’est pas là. Tous sont des hommes pris dans la machine totalitaire (Le palais des rêves, le plus étrange, onirique, kafkaïen). Bêtes, grotesques, parfois terriblement méchants, mais toujours irrationnels, fragiles, mystérieux. Irrémédiablement humains, surprenants, la plupart d’entre eux se contentent de suivre le vent et de maugréer, plus ou moins.
Dans l’Albanie d’Ismaïl Kadaré, l’Histoire se fait depuis des centaines d’années au-delà des hommes. Elle suit son propre cours et sur le dos de nos espoirs et des faiblesses humaines. Je dis l’Histoire, on pourrait l’appeler destin, fatalité. Question d’époque. La preuve, nous rappelle –t-il habilement au décours d’une légende, dans les anciennes épopées, c’était pareil. C’était pire. L’inceste et la vengeance, le viol et la guerre… La démesure du bien et du mal.
 A cette lumière, le présent et le passé proche prennent une couleur fantastique, peuplés de figures quasi mythologiques. Ce sont des villes qui vivent comme des personnages à part entière (Chronique de la ville de pierre, mon préféré). Ce sont les grandes vieilles de cent quarante ans qui président en silence aux destins des familles, les katendjikas qui s’écorchent les joues de honte sous leurs foulards noirs et propagent les commérages, l’immuable mendiant aveugle et prophète, deux médecins homonymes, un grand, un petit. Un colonel nazi un peu fantôme, à la tête d’une armée pourtant bien réelle. C’est l’Europe, et qu’on ne vienne pas me dire le contraire, mais c’est aussi un peu l’Asie, fantastique, comme dans cette nouvelle sur l’architecte hermaphrodite chargé par le sultan de transformer en mosquée la basilique Sainte Sophie (Récits d’outre-temps). Plus les frontières du réel sont floues, plus les certitudes se troublent, plus on sent que la vérité est là. Celle des hommes.

Il y a une ambiance, dans ces livres, et elle est d’abord sombre, couleur de dictature, lavée de haines et de guerres, plombée par une tradition pesante, dans des villes petites comme des villages où la rumeur est reine et dont on ne sort jamais. Mais mille détails semés par l’auteur nous font rire tous seuls, avec tendresse, de l’absurdité de tout ça. Il n’y a pas de vérité, comprend-on rapidement. Il y a la littérature et le rire qui, seuls, peuvent nous sauver.

« On parle d’un certain Youssouf, à la barbe rousse. Un certain Youssouf Staline, qui va les écraser tous.
-          Il est musulman ? demanda Nazo.
Djedo hésita un instant.
-          Oui, dit-elle avec aplomb. »

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