jeudi 30 juin 2011

Un miracle en équilibre, Lucia Etxebarria

     Vous connaissez peut-être Lucia Etxebarria, espagnole haute en couleur qui a oublié d’avoir la langue dans sa poche. Rebelle madrilène, féministe déjantée dans un pays encore bien peu tendre avec les femmes, elle ne se prend pas au sérieux malgré les best-sellers (Amour, Prozac et autres curiosités) traduits dans toutes les langues.
     Derrière son joli titre, Un miracle en équilibre évoque sa vie de femme à la maternité tardive, sous l’œil dubitatif voire réprobateur de la société. Devenir mère quand on a un passé un peu destroy, des milliers de cuites à son actif, un solide stock de névroses non résolues et une poitrine déjà bien plus généreuse que la normale, voilà qui n’est pas simple.
     Quiconque a déjà entendu une madrilène lancée au galop dans une conversation animée ne s’étonnera ni des 500 pages de l’ouvrage, ni des parenthèses, digressions, coq à l’âne et apartés réjouissants qui rythment cette longue lettre ouverte à sa fille. Comme dans une grossesse, c’est toute sa vie qui y passe, avec une énergie lumineuse et un humour décapant.
     Ça se lit comme on passe une longue soirée arrosée avec sa meilleure copine, entre rires et pleurs, et comme Lucia Etxebarria a aussi oublié d’être bête, c’est avec beaucoup de finesse, de culture et de recul qu’elle se livre à l’exercice.
     Maternité ou pas, la vie continue, avec ses problèmes d’argent, de couple, de famille et finalement le drame qui fait grandir ne vient pas tout à fait de là où on l’attend. C’est bien de vérité et d’équilibre qu’il s’agit.

Gestations, Tove Nilsen

     Comme Nancy Huston, l'auteur, norvégienne, raconte ici sa grossesse en parallèle avec sa vie d'écrivain. 
     A ceci près que cette grossesse est la "troisième première", Tove Nilsen, comme beaucoup d'autres femmes avant elle, ayant perdu les deux précédentes. Est-ce cette souffrance suspendue au-dessus de sa tête qui lui donne plus qu’à d’autres la sensation violente d’un bonheur sacré ?
     En tout cas c'est peut être pour calmer sa peur qu'elle se plonge dans le travail, une exploration de l'histoire d'amour entre Rembrandt et son modèle féminin. Joli parallèle entre le corps de femme du modèle, qui peu à peu livre sa confiance et sa nudité au peintre, et celui de l’auteur, elle-même progressivement ouverte à  son homme et à l'être qui grandit à l’intérieur, exposée comme jamais.
     Amusant aussi de voir la femme moderne, active, fine et cérébrale laisser son corps se transformer, à l'image de celui de la femme du tableau, acceptant ces caractères sexués si marqués que partagent la peinture classique et les premiers mois d'une grossesse !
     Dans un fragile équilibre entre courage et sensibilité à fleur de peau, elle se confronte à la fascination morbide qu'exercent sur elle les petits corps de fœtus dessinés par Léonard de Vinci, allant même jusqu'à remonter jusqu'à sa dissection d'une femme enceinte.
     Passe la silhouette d’un homme, jamais nommé autrement que le Cycliste. L’évocation de leur amour est belle et elliptique.
     L'écriture est agréable, jamais lourde ni larmoyante. Voilà un livre fait de beaucoup de pudeur et d’humour, sans aucun tabou.
     Pour râler un peu : on s'étonnera au premier coup d'œil du choix plus que douteux d'un papier rose muqueuse fort peu à propos... à la décharge de Gaïa, éditeur spécialisé en littérature scandinave,  il concernait jusqu'en 2009 toute la collection, passée depuis à un crème plus neutre. Il paraît toutefois que c'est idéal pour  lire en plein soleil !

samedi 25 juin 2011

Extrait des archives du district, Kenneth Bernard

     Kenneth Bernard est un homme, new-yorkais, vivant. Auteur de poèmes et de pièces de théâtre, il est volontiers considéré outre-Atlantique comme un pilier de l'avant-garde, paraît-il. 
     Autant vous dire qu'il m'était totalement inconnu lorsque j'ai rencontré son unique roman, publié en 2010 par une petite et audacieuse maison d'édition appelée Attila et dont la couverture s'orne de façon très à propos d'un dessin de Marc-Antoine Mathieu.
     Voilà un drôle de petit livre qui attaque sans complexe un thème à la lourde hérédité : celui de la dérive totalitaire du quotidien.
     Ici Kenneth Bernard a la finesse de nous y faire entrer comme dans la vie, c'est à dire imperceptiblement, par de discrètes glissades. Du normal à l'angoisse centralisée, il n'y a qu'un pas : deux cent courtes pages détonantes, drôles, caustiques, dont la lucidité extrême frise l'obsession.
     C'est qu'il est risible, au début, ce bonhomme, plus tout jeune, un peu tatillon, un peu grincheux, qui se sent persécuté par tout et tous. On le connait. Il y en a un dans chaque immeuble. Il est comme nous, (nous sommes comme lui ?), certains jours, calculant méticuleusement quelle file d'attente serpentant devant lui sera la plus rapide, s'indignant contre l'acariâtre caissière de supermarché qui lance les articles dans son sac au lieu de les déposer. Et sans jamais lui jeter un regard, en plus.
     Cet homme-là constate que le monde le traite de plus en plus mal.  Une brute dans la cage d'escalier le malmène en toute impunité, les services habituels (banque, poste) qui rythmaient son petit quotidien lui deviennent graduellement plus hostiles... Cela a à voir avec son âge, apparemment.
     On apprend l'existence obligatoire et surveillée de clubs d'enterrement, sortes de cercles d'amitié où chacun se voit attribuer un "copain". Ces institutions fournissent à chacun un soutien social  jusqu'à son dernier souffle, encourageant efficacement leurs membres à assister à des événements sportifs, à produire de petites choses culturelles conformes, mais aussi à remettre des rapports sur des choses aussi essentielles que la politique d'armement du pays, ou la gestion municipale des déjections canines. Ces réflexions, dûment compilées, sont  transmises à une structure terriblement pyramidale et centralisée, pour participer à un "consensus national, transmis pour analyse aux fonctionnaires concernés".
     Dans ce monde qui l'asphyxie peu à peu, entre "assistantes sensuelles" sponsorisées par les autorités, don d'organe obligatoire et archivage par le district des journaux intimes des défunts, la descente aux enfers du héros est prévisible, certes, mais les éclairs de douceur qu'il rencontrera sur son chemin le sont moins.
   
     On pense à Kafka, à Orwell., bien sûr. A cette nouvelle du K de Buzzati, où des commandos pourchassent les vieux dans la nuit. Mais ce délire là est bien de notre époque, bizarrement proche et vraisemblable. Glaçant et drôle. Avec des passages d'une tendresse impuissante, comme celui sur son fils, Jiri.
     C'est un très bon petit livre, vraiment, qui ira rejoindre Martin Amis au rayon de mes grincheux préférés. Par dessus le marché bien édité (avec une mise en page très juste dont l'originalité ne gêne aucunement la lecture), bien écrit, bien traduit.
     Chroniques d'un être un tout petit peu inadapté, mais pas tant que ça en fait. à peine un tout petit peu. Comme nous tous.