dimanche 20 février 2011

Martin Amis

Martin Amis est un homme, anglais, vivant.
Le choc.
Ça s'appelle La flèche du temps.
Une conscience vaguement embrumée s’éveille dans un corps à l’agonie, entouré de médecins plus ou moins impuissants. Rapidement on comprend que cette âme va observer de l’intérieur l’existence étrange de son hôte « je ». Étrange car dans ce corps-là, la vie dorénavant se fera à l’envers. Une vie où le corps rajeunit, où les relations amoureuses commencent par une gifle et des pleurs, traversent l’indifférence et la colère avant d’atteindre un fugitif équilibre rapidement suivi d’une froideur inexplicable, puis de l’oubli. Où on régurgite consciencieusement la nourriture dans les assiettes au restaurant, où on bave dans les verres, où les ongles sautent de la poubelle pour se recoller aux doigts, et où la femme de ménage vous laisse de l’argent tous les mardis, avant de mettre soigneusement le désordre et la saleté là où il n’y en avait pas. Où les enfants inexorablement régressent avant de disparaître dans les cris et la souffrance dans la profondeur des ventres.
Le narrateur, figurez-vous, est médecin. Acharné, militant, il se déplace dans les quartiers les plus pauvres, reçoit sans relâche des patients confiants et bien portants, à qui il donne de l’argent avant de faire monter la fièvre, d’ouvrir des plaies, de mutiler.
C’est l’entreprise la plus folle et la plus moderne qu’il m’ait été donné de lire depuis très, très longtemps. Le parti pris est fou. Énorme de culot. Tenu d’un bout à l’autre du livre dans une terrifiante virtuosité. Même les dialogues sont à l’envers.
Surtout surtout, ne craignez pas le procédé. Ça se lit, et avec quel plaisir ! Au début, on rit, déconcerté. J’ai éprouvé une réelle joie devant la forme. La langue est magnifique, et, sous le prisme du déséquilibre permanent de la narration, l’absurdité monstrueuse des grandes et des petites choses nous saute à la figure comme jamais. Peu à peu, on remonte le long du siècle dans un prisme de plus en plus noir, terriblement dérangeant, vertigineux. Angoisse et révélation, juste comme ça, en tendant un miroir. De quelle planète vient-il, Martin Amis, pour avoir réussi ça ? 
A quoi sert le roman, d’une façon générale ? Peut-être essentiellement à comprendre que la vérité est une question de point de vue. Ainsi, que vaut-elle, la vérité, quand on prend le risque de lire l’histoire intégralement à rebours ? Vous verrez, on n’en sort pas indemne. Et l’Histoire du siècle, toute baignée d’absurdité, rayonne d’une lumière encore plus noire, encore plus désespérée.

Évidemment, c’est un auteur affreusement sombre, réac, misanthrope, toujours
extrêmement polémique en Grande-Bretagne. Obsessionnel, torturé par les atrocités du siècle (on pourrait discuter une autre fois de la problématique du Mal et du crime, de leur intrication justement avec le temps dans d’autres de ses livres – London fields, La maison des rencontres). 
Il reste irrévocablement moderne, respectueux de rien ; et génial, ne serait-ce que pour ce livre-là. Et n’en déplaise à tous les grincheux dotés de moins de talent qui se contentent d’invectiver le monde.

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