samedi 25 juin 2011

Extrait des archives du district, Kenneth Bernard

     Kenneth Bernard est un homme, new-yorkais, vivant. Auteur de poèmes et de pièces de théâtre, il est volontiers considéré outre-Atlantique comme un pilier de l'avant-garde, paraît-il. 
     Autant vous dire qu'il m'était totalement inconnu lorsque j'ai rencontré son unique roman, publié en 2010 par une petite et audacieuse maison d'édition appelée Attila et dont la couverture s'orne de façon très à propos d'un dessin de Marc-Antoine Mathieu.
     Voilà un drôle de petit livre qui attaque sans complexe un thème à la lourde hérédité : celui de la dérive totalitaire du quotidien.
     Ici Kenneth Bernard a la finesse de nous y faire entrer comme dans la vie, c'est à dire imperceptiblement, par de discrètes glissades. Du normal à l'angoisse centralisée, il n'y a qu'un pas : deux cent courtes pages détonantes, drôles, caustiques, dont la lucidité extrême frise l'obsession.
     C'est qu'il est risible, au début, ce bonhomme, plus tout jeune, un peu tatillon, un peu grincheux, qui se sent persécuté par tout et tous. On le connait. Il y en a un dans chaque immeuble. Il est comme nous, (nous sommes comme lui ?), certains jours, calculant méticuleusement quelle file d'attente serpentant devant lui sera la plus rapide, s'indignant contre l'acariâtre caissière de supermarché qui lance les articles dans son sac au lieu de les déposer. Et sans jamais lui jeter un regard, en plus.
     Cet homme-là constate que le monde le traite de plus en plus mal.  Une brute dans la cage d'escalier le malmène en toute impunité, les services habituels (banque, poste) qui rythmaient son petit quotidien lui deviennent graduellement plus hostiles... Cela a à voir avec son âge, apparemment.
     On apprend l'existence obligatoire et surveillée de clubs d'enterrement, sortes de cercles d'amitié où chacun se voit attribuer un "copain". Ces institutions fournissent à chacun un soutien social  jusqu'à son dernier souffle, encourageant efficacement leurs membres à assister à des événements sportifs, à produire de petites choses culturelles conformes, mais aussi à remettre des rapports sur des choses aussi essentielles que la politique d'armement du pays, ou la gestion municipale des déjections canines. Ces réflexions, dûment compilées, sont  transmises à une structure terriblement pyramidale et centralisée, pour participer à un "consensus national, transmis pour analyse aux fonctionnaires concernés".
     Dans ce monde qui l'asphyxie peu à peu, entre "assistantes sensuelles" sponsorisées par les autorités, don d'organe obligatoire et archivage par le district des journaux intimes des défunts, la descente aux enfers du héros est prévisible, certes, mais les éclairs de douceur qu'il rencontrera sur son chemin le sont moins.
   
     On pense à Kafka, à Orwell., bien sûr. A cette nouvelle du K de Buzzati, où des commandos pourchassent les vieux dans la nuit. Mais ce délire là est bien de notre époque, bizarrement proche et vraisemblable. Glaçant et drôle. Avec des passages d'une tendresse impuissante, comme celui sur son fils, Jiri.
     C'est un très bon petit livre, vraiment, qui ira rejoindre Martin Amis au rayon de mes grincheux préférés. Par dessus le marché bien édité (avec une mise en page très juste dont l'originalité ne gêne aucunement la lecture), bien écrit, bien traduit.
     Chroniques d'un être un tout petit peu inadapté, mais pas tant que ça en fait. à peine un tout petit peu. Comme nous tous.


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