David Grossman est un homme, vivant, israëlien.
La femme fuyant l’annonce est son dernier roman.
Ora a la cinquantaine, deux fils adultes, un divorce tout frais qui la rend fragile. Elle prépare une randonnée en tête à tête avec l’un de ses fils. Elle se réjouit.
Quand au dernier moment celui-ci annule les vacances qui devaient fêter sa démobilisation pour se porter volontaire pour une « opération » spéciale dans les « territoires », Ora ne dit rien. Elle l’accompagne au point de rassemblement et lui recommande de bien se couvrir, de ne pas prendre de risque inutile. Elle partage l’arrière du taxi avec le fusil de son fils, sourit aux caméras, passe une dernière fois la main sur sa joue. Ni va-t-en guerre furibonde, ni mère courage, elle fait ce qu’on attend d’elle.
Elle sait ce que promet le retour : la maison vide, et l’attente. C’est la malédiction des mères, l’attente hallucinée du coup de sonnette qui changera leur vie. Ora est une mère, elle les a imaginés mille fois, trois soldats en uniforme, avec un papier officiel et des mines de circonstance, porteurs de mort. Mais Ora est aussi une femme libre qui décide de prendre la tangente : elle part pour le désert, comme prévu, emmenant avec elle un compagnon inattendu. Tant que la nouvelle de la mort de son fils ne peut pas l’atteindre, il sera en sécurité.
Ora est un magnifique personnage de roman, faite d’amour encore vibrant, d’un élan vital inextinguible, et des souvenirs d’une vie d’amours splendides avec Avram et Ilan, amis-amants à la Jules et Jim. Malgré toute son humanité, ses opinions libres sur la religion, la politique, son amitié de vingt ans avec son chauffeur arabe, sa conviction profondément ancrée qu’il ne faut faire de mal à personne, la guerre a infiltré tous les interstices de sa vie. C’est tout un peuple qui se manifeste dans ce roman, des vies entières trempées dans les eaux saumâtres d’une fausse paix, d’une fausse sécurité, d’une fausse bonne conscience.
La guerre a envahi les espaces les plus intimes, elle est devenue névrose collective et individuelle, mais l’amour demeure, et la vie est puissante, qui porte ce livre d’un bout à l’autre dans un grand périple de vérité.
éclats de mots
samedi 3 mars 2012
dimanche 4 décembre 2011
Le Noël de Virgile
L'enseigne la pharmacie se déforme à l’infini. L’une après l’autre, les diodes qui s’allument et s’éteignent semblent mimer la lente agonie d’un serpent prisonnier du labyrinthe. Les gouttes d’eau en suspension dans l’air compact difractent une lueur surnaturelle sur la rue mal réveillée. Virgile a beau se débattre intérieurement comme un diable, il reste englué dans ce vert pénétrant, dans le matin de décembre qui n’en finit pas de s'imbiber de pluie. Cela fait déjà un quart d’heure que Sarah l’a déposé là en lui souhaitant bonne chance. Allez, c'est le plus beau cadeau que tu puisses me faire ce soir, a-t-elle dit.
24 décembre
8 :10
Il devrait être monté depuis dix minutes mais la porte cochère est là qui le regarde. Si lourde. Il le sait d’avance, elle va grincer sur ses gonds puis claquer violemment dans son dos. C’est si pénible. Il ne supporte plus tout ça. Chaque poil de son dos se hérisse rien qu’à la pensée de cette offense de plus. Et il est tellement fatigué. Pourquoi est-ce si difficile pour lui ?
Virgile cherche désespérément quelque chose de réconfortant où poser son regard, quelque chose de doux… Laideur inextinguible de la ville. Des filles, affalées sur des plages de carton pâte, qui vendent des crèmes et des voyages de rêve. Des pères Noël malfaisants et vulgaires. Des gens morts qui courent acheter des cadeaux pour des gens qu’ils n’aiment plus.
Noir vert glauque de la pluie. Le cœur de Virgile bat à droite à gauche sans régularité, à la merci du moindre courant d’air.
Dans la vitrine de la pharmacie, une mère étreint son bébé, peau blanche contre peau blanche.
Virgile, lui, est nu, mélangé au monde.
C’est trop tard. On ne le prendra plus maintenant.
Il s'accoude à la barrière, allume une cigarette et entreprend d’observer son premier échec de la journée.
8 :17
Une toute petite femme encombrée d’un vélo grimpe sur le trottoir, le visage enfoui dans une écharpe de laine rouge. Clignant des yeux de myope derrière des lunettes pleines de buée, elle se tourne vers lui.
Passe un moment gênant où Virgile reste planté là jusqu’à ce qu’il comprenne qu’elle veut passer pour attacher son vélo à la rambarde. Il s’écarte précipitamment. La petite femme cadenasse l’engin puis fouille bruyamment dans ses poches. Sans cesser de sourire, elle en sort un papier écrit très gros qu’elle colle presque à son nez. Avec beaucoup de conviction, elle compose un code, se trompe, se trompe encore, rit toute seule.
- Excusez moi, je vois très mal. Ils viennent de changer le code. C’est quel numéro, là s’il vous plaît ?
- … ouze, croasse Virgile d’une voix enrouée. Il n’a presque pas parlé ce matin.
- Comment ? s’amuse-t-elle avec un petit geste en direction de son oreille, Déjà que je ne vois rien, si en plus je deviens sourde…
Virgile se racle la gorge, s’applique :
- Douze. C’est le numéro douze.
- Ah oui, c’est ça. Merci.
- 12 A 32… non, trente deux.
Elle se trompe encore alors il finit par l’aider avec le code, penché au-dessus de son épaule il pousse pour elle la lourde porte tout en se demandant si ce n’est pas dangereux de faire du vélo la nuit dans Paris quand on voit si mal.
- Merci, monsieur. Vous entrez ?
- Euh, oui, je… je vais là aussi.
- Ah ! d’accord !
Et le voilà, dans le même mouvement, qui la suit dans le hall. Et bien, pense Virgile, ce n’était pas si dur. Oui, il se sent prêt maintenant qu’il est là.
La jolie petite apparition lui tient ouverte la porte de l'ascenseur. Mais pas question de montrer qui il va voir, ça non. Alors il bredouille que merci, il prendra les escaliers. La porte de l’ascenseur claque. Dans son dos la femme peste parce qu’elle a coincé son écharpe dans le battant. A son corps défendant, il pose le pied sur la première marche.
Dans l’ascenseur Mathilde enfourne à la va-vite sa grosse écharpe dans son sac. Elle enlève aussi son bonnet de laine. Elle est en sueur, en retard, elle a dû retourner chez elle chercher le papier avec le nouveau code. Heureusement que ce grand type l’a aidée. Quand elle est stressée elle y voit encore plus mal que d’habitude. Il faut vraiment qu’elle apprenne à ne pas se mettre dans des états pareils pour des trucs aussi bêtes. Elle respire un grand coup en fouillant dans son sac.
Ils arrivent en même temps au palier du deuxième étage, Virgile de son pas lourd, Mathilde brandissant ses clés. Il l’observe, incertain, pendant qu’elle déverrouille la porte. Puis elle se débarrasse de son manteau qu’elle accroche à une patère avant de tourner vers lui un regard interrogateur.
- Oh ! réalise-t-elle avec un sursaut Vous devez être monsieur Chevran ? Je suis en retard, toutes mes excuses.
Elle a au milieu du front une grosse trace rouge laissée par son bonnet, une pointe du col de son chemisier qui déborde de son pull, le sourire franc. Son trousseau de clés s'orne d'un sapin de Noël miniature. Sur la porte brille une plaque de laiton :
Docteur Mathilde Caroli, psychiatre
- Bonjour, répète-t-elle, la main tendue
- Bonjour, docteur.
vendredi 30 septembre 2011
3''
Marc-Antoine Mathieu est un auteur français, vivant.
C’est un livre sans mot, mais plus qu’un livre.
Dans cette bande dessinée en noir et blanc, sur neuf cases carrées identiques par page, le regard suit le trajet de la lumière de réflexion en réflexion et explore une histoire sur un cours laps de temps.
Pendant les trois secondes (3’’) que met notre photon à parcourir les 900 000 km que nous avons sous les yeux, une courte action se déroule. Tous les éléments sont là : des personnages en action dans différents lieux, des titres de journaux qui évoquent une affaire de corruption dans le football, des coups de feu, des rebondissements, une intrigue à reconstituer sur le bon vieux modèle du roman dont vous êtes le héros.
Le livre est très beau, d’une virtuosité incroyable dans l'exploration de l'espace et l'enquête à laquelle on est obligé de se livrer très amusante à faire. À vous (à deux, c’est mieux) de fureter dans les détails des images pour reconstruire l’histoire et le rôle des différents personnages. Soyez certain que rien n’est laissé au hasard.
Le site internet qui s’y associe (mot de passe sur la première page du bouquin) permet de faire défiler les images comme un film, à différentes vitesses, dans tous les sens de la chronologie, et de suivre ainsi les intrigues qui s’entrecroisent. C'est vertigineux !
Voilà un objet qui relève autant du huitième art que de l’art graphique pur, du cinéma, du roman policier et d’une vraie interactivité numérique. Encore une occasion de constater l’écrasante modernité du monde de la bande dessinée... à méditer.
jeudi 30 juin 2011
Un miracle en équilibre, Lucia Etxebarria
Vous connaissez peut-être Lucia Etxebarria, espagnole haute en couleur qui a oublié d’avoir la langue dans sa poche. Rebelle madrilène, féministe déjantée dans un pays encore bien peu tendre avec les femmes, elle ne se prend pas au sérieux malgré les best-sellers (Amour, Prozac et autres curiosités) traduits dans toutes les langues.
Derrière son joli titre, Un miracle en équilibre évoque sa vie de femme à la maternité tardive, sous l’œil dubitatif voire réprobateur de la société. Devenir mère quand on a un passé un peu destroy, des milliers de cuites à son actif, un solide stock de névroses non résolues et une poitrine déjà bien plus généreuse que la normale, voilà qui n’est pas simple.
Quiconque a déjà entendu une madrilène lancée au galop dans une conversation animée ne s’étonnera ni des 500 pages de l’ouvrage, ni des parenthèses, digressions, coq à l’âne et apartés réjouissants qui rythment cette longue lettre ouverte à sa fille. Comme dans une grossesse, c’est toute sa vie qui y passe, avec une énergie lumineuse et un humour décapant.
Ça se lit comme on passe une longue soirée arrosée avec sa meilleure copine, entre rires et pleurs, et comme Lucia Etxebarria a aussi oublié d’être bête, c’est avec beaucoup de finesse, de culture et de recul qu’elle se livre à l’exercice.
Maternité ou pas, la vie continue, avec ses problèmes d’argent, de couple, de famille et finalement le drame qui fait grandir ne vient pas tout à fait de là où on l’attend. C’est bien de vérité et d’équilibre qu’il s’agit.
Gestations, Tove Nilsen
Comme Nancy Huston, l'auteur, norvégienne, raconte ici sa grossesse en parallèle avec sa vie d'écrivain.
A ceci près que cette grossesse est la "troisième première", Tove Nilsen, comme beaucoup d'autres femmes avant elle, ayant perdu les deux précédentes. Est-ce cette souffrance suspendue au-dessus de sa tête qui lui donne plus qu’à d’autres la sensation violente d’un bonheur sacré ?
En tout cas c'est peut être pour calmer sa peur qu'elle se plonge dans le travail, une exploration de l'histoire d'amour entre Rembrandt et son modèle féminin. Joli parallèle entre le corps de femme du modèle, qui peu à peu livre sa confiance et sa nudité au peintre, et celui de l’auteur, elle-même progressivement ouverte à son homme et à l'être qui grandit à l’intérieur, exposée comme jamais.
Amusant aussi de voir la femme moderne, active, fine et cérébrale laisser son corps se transformer, à l'image de celui de la femme du tableau, acceptant ces caractères sexués si marqués que partagent la peinture classique et les premiers mois d'une grossesse !
Dans un fragile équilibre entre courage et sensibilité à fleur de peau, elle se confronte à la fascination morbide qu'exercent sur elle les petits corps de fœtus dessinés par Léonard de Vinci, allant même jusqu'à remonter jusqu'à sa dissection d'une femme enceinte.
Passe la silhouette d’un homme, jamais nommé autrement que le Cycliste. L’évocation de leur amour est belle et elliptique.
L'écriture est agréable, jamais lourde ni larmoyante. Voilà un livre fait de beaucoup de pudeur et d’humour, sans aucun tabou.
Pour râler un peu : on s'étonnera au premier coup d'œil du choix plus que douteux d'un papier rose muqueuse fort peu à propos... à la décharge de Gaïa, éditeur spécialisé en littérature scandinave, il concernait jusqu'en 2009 toute la collection, passée depuis à un crème plus neutre. Il paraît toutefois que c'est idéal pour lire en plein soleil !
samedi 25 juin 2011
Extrait des archives du district, Kenneth Bernard
Kenneth Bernard est un homme, new-yorkais, vivant. Auteur de poèmes et de pièces de théâtre, il est volontiers considéré outre-Atlantique comme un pilier de l'avant-garde, paraît-il.
Autant vous dire qu'il m'était totalement inconnu lorsque j'ai rencontré son unique roman, publié en 2010 par une petite et audacieuse maison d'édition appelée Attila et dont la couverture s'orne de façon très à propos d'un dessin de Marc-Antoine Mathieu.
Voilà un drôle de petit livre qui attaque sans complexe un thème à la lourde hérédité : celui de la dérive totalitaire du quotidien.
Ici Kenneth Bernard a la finesse de nous y faire entrer comme dans la vie, c'est à dire imperceptiblement, par de discrètes glissades. Du normal à l'angoisse centralisée, il n'y a qu'un pas : deux cent courtes pages détonantes, drôles, caustiques, dont la lucidité extrême frise l'obsession.
C'est qu'il est risible, au début, ce bonhomme, plus tout jeune, un peu tatillon, un peu grincheux, qui se sent persécuté par tout et tous. On le connait. Il y en a un dans chaque immeuble. Il est comme nous, (nous sommes comme lui ?), certains jours, calculant méticuleusement quelle file d'attente serpentant devant lui sera la plus rapide, s'indignant contre l'acariâtre caissière de supermarché qui lance les articles dans son sac au lieu de les déposer. Et sans jamais lui jeter un regard, en plus.
Cet homme-là constate que le monde le traite de plus en plus mal. Une brute dans la cage d'escalier le malmène en toute impunité, les services habituels (banque, poste) qui rythmaient son petit quotidien lui deviennent graduellement plus hostiles... Cela a à voir avec son âge, apparemment.
On apprend l'existence obligatoire et surveillée de clubs d'enterrement, sortes de cercles d'amitié où chacun se voit attribuer un "copain". Ces institutions fournissent à chacun un soutien social jusqu'à son dernier souffle, encourageant efficacement leurs membres à assister à des événements sportifs, à produire de petites choses culturelles conformes, mais aussi à remettre des rapports sur des choses aussi essentielles que la politique d'armement du pays, ou la gestion municipale des déjections canines. Ces réflexions, dûment compilées, sont transmises à une structure terriblement pyramidale et centralisée, pour participer à un "consensus national, transmis pour analyse aux fonctionnaires concernés".
Dans ce monde qui l'asphyxie peu à peu, entre "assistantes sensuelles" sponsorisées par les autorités, don d'organe obligatoire et archivage par le district des journaux intimes des défunts, la descente aux enfers du héros est prévisible, certes, mais les éclairs de douceur qu'il rencontrera sur son chemin le sont moins.
On pense à Kafka, à Orwell., bien sûr. A cette nouvelle du K de Buzzati, où des commandos pourchassent les vieux dans la nuit. Mais ce délire là est bien de notre époque, bizarrement proche et vraisemblable. Glaçant et drôle. Avec des passages d'une tendresse impuissante, comme celui sur son fils, Jiri.
C'est un très bon petit livre, vraiment, qui ira rejoindre Martin Amis au rayon de mes grincheux préférés. Par dessus le marché bien édité (avec une mise en page très juste dont l'originalité ne gêne aucunement la lecture), bien écrit, bien traduit.
Chroniques d'un être un tout petit peu inadapté, mais pas tant que ça en fait. à peine un tout petit peu. Comme nous tous.
mardi 31 mai 2011
Lait noir, Eli Shafak
Ce livre là est plus léger, parfois franchement drôle.
Eli Shafak est une intellectuelle turque, vivante, féministe et libérée, que le démon de la maternité rattrape sans prévenir. Et la voilà soudain prisonnière des interminables débats qui opposent violemment miss Ego Ambition, Maman Gâteau, miss Cynique Intello, Dame Derviche, etc.
Ces minuscules bonnes femmes au caractère bien trempé apparaissent à l’envie dans son quotidien, se juchant, qui sur son épaule, qui dans la poche de son blouson, et s’écharpent autour de ce thème : faire ou ne pas faire un enfant. Cela passera par des crêpages de chignons mémorables, des grèves, un putsch, un voyage aux Etats Unis, un mariage, une naissance et une dépression du post partum.
En marge de ces amusantes et très vraisemblables péripéties, Eli Shafak se réclame de la même démarche intellectuelle que celui de Nancy Huston mais je dois dire qu’elle n’y parvient pas avec la même finesse. On trouvera les éléments les plus intéressants de sa réflexion sur les intellectuelles turques et les paradoxes propres aux femmes de ce pays laïc et musulman, européen et asiatique, profondément empreint de contradictions.
En tout cas, l’éternel questionnement des femmes qui créent sur leur propre légitimité traverse les frontières…
On rit, ça déculpabilise, c’est malin. En bref, ça ne peut pas faire de mal.
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